Homo faber, homo sapiens (18.03.10)

 Bonsoir,

Pour saisir la nature de l'homme comme "animal laborans", animal qui travaille, nous sommes repartis de la nature de l'homme comme animal technique, et plus particulièrement de l'homme comme animal qui produit ces "objets-à-transformer-la-nature" que sont les outils. Pour Bergson, c'est bien à cette nature "d'homme-qui-fabrique" avec des outils, c'est-à-dire à l'homo faber, que nous renvoie l'étude objective de ce qui caractérise, depuis l'origine jusqu'à nos jours, l'être humain. Le texte de Bergson se trouve ici (il est assorti de quelques rappels sur la découverte de Boucher de Perthes).

Que nous dit Bergson ? Il prend appui sur le débat qui a eu lieu lors de la découverte des outils en silex dans les alluvions de la Somme. Bergson n'entre absolument pas dans le débat : il se borne à mettre en lumière le présupposé implicite sur lequel s'accordent les belligérants. Les deux partis s'accordent en effet à reconnaître que, s'il s'agit bien d'outils, alors cela implique la présence de l'homme. En d'autres termes, il y a unanimité concernant l'implication : outils --> homme. La question était donc de savoir s'il s'agissait bien... d'outils. Et il est intéressant de noter que, pour que la démonstration soit complète, il fallait donc trouver des ossements humains ; car à leur tour, ces ossements démontreraient que les pierres taillées étaient bien des outils. Il y a donc bien, dans l'esprit des protagonistes, accord sur une double implication : outils --> homme, homme --> outils.

[Pour la petite histoire, Boucher de Perthes, de son vrai nom Jacques de Boucher de Crèvecœur de Perthes, a tellement incité ses ouvriers à trouver des ossements humains près de nouveaux outils (l'incitation était également financière)... qu'ils ont fini par les trouver. Plus précisément, ils ont trouvé des dents, un demi-maxiliaire inférieur, et deux haches. Il est normal qu'ils les aient trouvés, puisque ce sont eux qui les ont placés !]

S'il y a outils, il y a homme ; s'il y a homme, il y a outils. En bonne logique, cela s'appelle une définition : si l'homme est le seul être qui produit des outils, mais que tout homme produit des outils, on peut considérer que le fait de produire des outils définit l'homme. Bergson peut donc très légitimement prendre appui sur ce débat pour mettre en lumière la définition implicite de l'homme comme "homo faber".

Un non-humain qui produit des outils : l'Orque. Heureusement pour Bergson, il n'existe pas.

 

Bergson remarque dans la suite du texte que cette caractérisation est aussi valide aujourd'hui qu'elle l'était à l'aube de l'humanité. Pour Bergson, notre vie sociale "gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels" ; sans entrer dans un rapprochement qui risquerait d'être rapidement (très) délicat, on peut remarquer qu'une telle formule ne serait certainement pas démentie par Marx : nous avons vu (et revu) comment, chez Marx, le mode d'organisation des sociétés humaines reposait sur la nature des moyens de production. Chez Marx, c'est bien le système de production qui constitue l'infrastructure de l'organisation sociale, qu'il s'agisse de la production des moyens de production (ce que Marx appelle : la "section 1" des moyens de production),  ou des moyens de production des biens de consommation (la "section 2"). En d'autres termes, la production et l'utilisation "d'instruments artificiels" permettant de transformer la nature constitue bien une dimension fondamentale des sociétés humaines (et par conséquent de l'homme lui-même).

Une illustration très parlante de la thèse de Bergson

On peut remarquer que la paléontologie nous propose une conception très "bergsonienne" de l'être humain. Si l'on jette un rapide coup d'oeil à ce qui permet aux paléontologues de dater l'apparition de l'homme sur terre, c'est-à-dire de différencier radicalement l'homme de l'animal, on s'aperçoit que la production d'outils joue un rôle décisif. Ce qui différencie en effet le "dernier" non-homme (l'australopithèque) du "premier" homme (l'homo habilis, il y a environ 2.5 millions d'années), c'est que l'homo habilis produit des outils (ce que ne fait pas l'australopithèque).

Et cette caractérisation technique ne se dément pas par la suite. L'homo erectus ? Il est le premier à conserver le feu... Par ailleurs, si l'on jette un rapide coup d'oeil aux grandes périodes que nous livre la paléontologie, le critère est toujours le même : "paléolithique", signifie "âge de la pierre ancienne" (pierre taillée), "Néolithique" signifie âge de la pierre nouvelle (pierre polie). Ceci, c'est pour la préhistoire ; mais à quand fait-on remonter l'histoire ? Encore une invention technique : l'écriture !

Bref, la manière dont l'homme appréhende son apparition et les grandes étapes de son évolution témoigne de ce qui constitue le critère fondamental par lequel l'humanité se trouve identifiée : avant d'être un animal politique, un animal social, un animal qui rit, un animal qui parle, un animal qui fait de sa sexualité un jeu, etc.,  l'homme est un animal technique, un être-qui-produit-des-outils : un homo faber.

"L'envers" de l'homme ; l'animal qui ne faber  rien du tout : le paresseux !

Il susbsiste néanmoins une ambiguïté dans le texte de Bergson, liée à sa conclusion. Bergson nous dit en effet : "si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber." L'homme serait donc un animal qui fabrique, notamment des outils, plus qu'un être qui connaît, qui pense. Pourtant, le texte ne cesse de mettre en rapport, même dans cette dernière phrase, capacité technique de l'homme et intelligence  humaine. Ce qu'affirme donc Bergson, ce n'est donc pas que l'homme est un animal technique avant d'être un animal intelligent, mais que l'intelligence de l'homme est d'abord une intelligence technique (une intelligence-pour-produire), avant d'être une intelligence scientifique (intelligence-pour-savoir). L'homme serait, par nature, davantage ingénieur que penseur (scientifique ou philosophe). 

Il ne s'agit donc pas de substituer, dans la caractérisation de l'homme, la technique à la raison, mais d'insister sur le fait que, chez l'homme, la raison et la conscience sont finalisées par l'activité technique ; la rationalité humaine est, avant tout, une rationalité technique : une rationalité qui dégage les lois de la nature pour mieux la transformer. 

C'est une thèse forte, dans la mesure où elle subordonne la nature pensante de l'homme à sa nature technique : l'intelligence serait à la main ce que l'esprit humain est au corps. La main est ce qui manifeste, dans le corps humain, l'essence technique de l'homme, puisqu'elle constitue par elle-même, comme le veut Aristote, plusieurs outils. La main est le signe que le corps humain est un corps (de) technicien. Pour Bergson, une thèse analogue semble se dessiner pour l'intelligence : l'intelligence humaine serait le signe que l'esprit de l'homme est avant tout celui d'un technicien, puisqu'elle est une rationalité qui vise et rend possible la maîtrise de la nature.  

Bien. L'intelligence humaine serait donc, fondamentalement, une intelligence technique. Il nous reste à montrer la réciproque : en quoi la transformation de la nature par l'homme est-elle, par elle-même, transformation intelligente ? Qu'est-ce qui fait du travail humain un travail "intelligent", fondé sur la raison et la conscience ?

Pour le montrer, nous avons pris appui sur un texte de Marx, que voici.

Marx commence par donner une définition du travail humain ; le travail est :

     a) une activité de transformation de la nature,

     b) qui repose sur un effort, c'est-à-dire sur une dépense d'énergie,

     c) qui vise l'assimilation de la nature, c'est-à-dire sa mise en forme de manière utile à l'homme.

Un effort de transformation de la nature conformément à une fin utile : telle est donc la nature originaire du travail  pour Marx. Il ne s'agit encore que du travail manuel, puisque c'est bien la matière qu'il s'agit de transformer en utilisant les forces corporelles.

Mais précisément : Marx remarque que, en transformant la nature par son travail, l'homme se transforme également lui-même. Le travail n'est donc pas seulement un rapport de l'homme à la nature, mais aussi un rapport de l'homme à lui-même. En transformant la nature, c'est sa nature que l'homme transforme. Encore faut-il s'entendre sur ce que Marx entend ici par "transformer sa nature" : s'agit-il d'une mutation ? d'une métamorphose ? Non : la suite du texte nous indique qu'il s'agit en réalité d'une réalisation de sa nature, au sens qu'Aristote aurait donné à ce terme. Rappelons que, pour Aristote, la "nature" d'une chose, c'est ce qu'elle est lorsqu'elle a atteint sa pleine maturité, lorsqu'elle a développé toutes les potentialités contenues dans son essence (ainsi, la nature de la société humaine, c'est la Cité). On pourrait donc dire ici qu'en travaillant, l'homme réalise, accomplit sa nature, puisque, pour Marx, le travail  "développe les facultés qui y sommeillent".

On peut d'ailleurs remarquer que, pour Rousseau, et peut-être plus encore pour Kant, l'homme se passerait bien, spontanément, d'un tel développement. Pour Rousseau, comme pour Kant, l'homme est naturellement paresseux. S'il développe ses capacités, ses facultés, c'est parce qu'il y est contraint par les exigences de la vie en société. Les raisons invoquées par Rousseau et Kant ne sont pas les mêmes ; pour Kant, nous l'avons vu, c'est notamment parce que l'homme veut commander aux autres sans leur obéir qu'il est conduit à exploiter pleinement ses capacités, de manière à atteindre une position dominante. Mais c'est uniquement pour cette raison qu'il est conduit à exploiter ses capacités : sans l'aiguillon de "l'insociable sociabilité", jamais l'homme ne se mettrait au travail et ne développerait les facultés qui sommeillent en lui.

Rappelons la conclusion du texte de Kant : "Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela, toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil." La nature fait bien les choses, puisqu'en dotant l'homme d'une nature orgueilleuse et cupide, elle l'anime d'une tension qui le mène, depuis sont état de barbarie initiale, et par le travail qu'il opère sur la nature et sur lui-même, à la culture.

Rousseau suit une autre voie ; mais, pour lui aussi, c'est par le travail que l'homme développe ses dispositions, et l'homme n'est pas (du tout) naturellement porté vers le travail. C'est uniquement la vie en société qui le pousse à travailler (et Rousseau, affirme d'ailleurs que, même lorsque l'homme se met au travail, c'est encore dans l'espoir... de pouvoir se reposer).

Un personnage très "rousseauiste" : Gaston Lagaffe, qui développe des trésors d'inventivité technique dans l'espoir de pouvoir mieux dormir.

Une fois n'est pas coutume, nous avons donc ici un point d'accord entre Rousseau, Kant et Marx : c'est par le travail que l'homme réalise, actualise les facultés qui sommeilllent initialement en lui. C'est en transformant la nature par son travail que l'homme réalise la sienne.

Mais justement : la nature pleinement réalisée de l'homme n'est elle pas une nature d'être doté de conscience, de raison et de volonté ? Ne faut-il pas, par conséquent, que ces facultés se trouvent impliquées dans le travail humain pour qu'elles puissent s'y trouver "cultivées" ?

C'est ce que nous enseigne la suite du texte, qui cherche à mettre en lumière le caractère spécifique du travail humain. Pour Marx, ce n'est pas la qualité de l'oeuvre produite qui permet de différencier l'oeuvre humaine du produit de l'activité animale. Pour ne reprendre que l'exemple de l'araignée, l'homme est (encore aujourd'hui) incapable de produire un fil dont les propriétés seraient comparables à celui que produisent les araignées pour tisser leur toile. Ce fil est à la fois souple, extensible, et d'une résistance inégalable, puisqu'il est 5 fois plus résistant que l'acier ! Par ailleurs, il est produit par l'araignée sous forme liquide, ce qui le rend modulable en fonction de l'usage visé. Les possibilités d'utilisation d'un matériau de ce genre sont infinies... et c'est ce qui a d'ailleurs conduit les canadiens à envisager de le produire sous forme industrielle. Non pas en construisant des "usines à araignées" (elles sont trop peu sociables), mais en modifiant génétiquement des chèvres pour qu'elles produisent la protéine magique dans leur lait. Ainsi sont nées, au canada, les chèvres-araignées : un animal transgénique sympathique !

La chèvre-araignée...

                  ...et Spider-Goat !

 

 

 

 

 

 

Ce n'est donc pas la qualité de sa production qui spécifie le travail humain. C'est son mode de production, qui repose sur un double travail de conception et de confection. Ce que dit Marx, c'est que, dans le travail humain, le concept de l'objet préexiste à sa réalisation. Pour renverser la formule que Sartre appliquera à l'homme (et que lui-même conçoit comme un renversement de ce qui vaut pour tout objet créé par l'homme) : dans les produits du travail humain "l'essence précède l'existence" ; ou encore, comme le dira Alain, l'idée précède et règle la réalisation de la chose.

C'est donc bien la conscience de l'homme qui se trouve impliquée dans le travail humain et qui le différencie de toutes les activités de production animales. L'idée, le concept de l'objet se trouve élaboré (conception) dans l'espace de la conscience avant d'être produit (confection) ; plus encore, c'est cette "image mentale", ce concept qui sert de modèle, de référence à la production : la fabrication concrète ne fait que dérouler dans la réalité un processus de construction qui se trouve déjà constitué dans la conscience.

Mais ce n'est pas seulement la conscience qui se trouve alors impliquée. Outre le rôle évident de la raison, qui permet ici de produire un concept efficient et d'en calculer logiquement les étapes de réalisation, c'est bien l'articulation conscience-volonté qui se trouve mise en jeu. Car pour produire l'objet dont il a formé le concept, l'homme doit projeter ce concept comme objet à  réaliser, comme tâche à accomplir, comme but à atteindre. Il doit donc se projeter lui-même dans l'avenir, poser un objectif à atteindre et se soumettre jusqu'à l'étape finale, aux exigences qu'imposent sa réalisation. L'effort sur lequel repose le travail n'est donc plus une simple dépense d'énergie musculaire, comme c'était le cas dans la forme initiale du travail. Le travail repose à présent sur un triple effort :

     a) l'effort du corps (tension des muscles, etc.)

     b) l'effort de la conscience (élaboration d'un concept et d'une méthode de production (raison) et focalisation de la conscience sur le but à atteindre et les étapes de sa réalisation ; cet effort de focalisation de la conscience s'appelle l'attention.)

     c) l'effort de la volonté (soumission aux exigences qu'impose la réalisation de l'objectif)

Ce sont donc bien les facultés proprement humaines qui se trouve impliquées dans la nature du travail humain, et qui le différencient des activités animales ; ce sont les facultés humaines qui se trouvent mises "au travail" dans le travail humain  On comprend ainsi comment le travail peut jouer son rôle de "culturation" de l'homme, de réalisation de la nature humaine par le développement des facultés qui y sommeillent. Le travail de l'homme sur la nature est bien, aussi, un travail de l'homme sur lui-même, par lequel celui-ci développe ses facultés naturelles : rendre la nature conforme à nos fins, c'est nous rendre nous-mêmes adéquats à notre nature ; cultiver le monde, c'est se cultiver soi-même.

Transformer la nature, c'est accéder à la culture.

Une caricature de Jiho, visant la "sacralisation" du travail dans le monde moderne

Et l'on peut, pour terminer, revenir sur l'affirmation initiale de Bergson. Bergson nous disait que, à bien y regarder, l'homme était sans doute davantage homo faber qu'homo sapiens. Nous venons de voir que :

     a) l'homme ne pouvait être homo faber que parce qu'il était un homo sapiens, c'est-à-dire un être doté de raison, de conscience et de volonté.

     b) l'homme développait sa nature d'homo sapiens à travers son travail d'homo faber.

Mais cela ne sufit pas encore pour répondre à Bergson. Car Bergson peut, cette fois encore, nous répondre que la conscience, la raison et la volonté dont il s'agit ici sont bien tendues et développées dans le cadre, et en vue, d'une activité technnique. Bergson pourrait donc nous répondre que, d'après ce que nous avons dit, la "sapience" de l'homme est bien, fondamentalement, une intelligence technique, un génie d'ingénieur.

Pour répondre à Bergson, il faut alors admettre que, en se développant dans le cadre de l'activité technique, du travail de transformation de la nature, les facultés humaines sont également rendues aptes à poursuivre d'autres fins. En se développant, les facultés humaines pourraient ainsi s'émanciper de leur soumission à l'ordre de la technique, et se rendre disponibles pour d'autres finalités que la maîtrise de la nature.

Ainsi, l'intelligence technique pourrait, en parvenant à maturation, se  libérer de l'ordre du savoir utile pour envisager l'ordre du savoir comme tel. La tension de l'intelligence vers l'efficacité deviendrait alors, possiblement, tension de la raison vers la vérité : l'ingénieur se ferait de plus en plus scientifique.... voire philosophe.

De même, la conscience pourrait s'émanciper de la simple focalisation sur la tâche à réaliser, pour s'orienter vers les espaces éthiques du devoir à accomplir. La conscience en voie de maturation se faisant alors conscience... morale.

Henry Dampierre, L'éveil

Telle serait l'hypothèse permettant de remettre en cause la thèse de Bergson. C'est une thèse que l'on pourrait rapprocher, sans trop de difficultés, à la position de Kant (ce n'est d'ailleurs pas très étonnant, puisque Kant et Bergson ne sont, pour ainsi dire, jamais d'accord...) Le domaine technique ne serait que le terrain d'entraînement originel des facultés humaines, ces facultés trouvant, par cet entraînement, une voie de maturation qui les rendrait aptes et disponibles à d'autres emplois, d'autres usages, comme la recherche du Bien ou de la Vérité.

L'homo faber ne serait alors qu'un support pour l'éclosion du seul être en lequel la nature de l'homme trouverait à se réaliser pleinement : l'homme tendu vers le Bien et la Vérité, c'est-à-dire l'homme porté par l'amour (philia) de la sagesse (sophia) : le philosophe...

 

Rembrandt, Le Philosophe   (1650)

Bonne nuit !

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