L'art de vérité (01.04.10)

Bonjour,

Pour clore notre parcours artistique, nous avons abordé l'un des débats qui naissent de la spécificité même de l'oeuvre d'art : celui de son rapport aux valeurs, qu'il s'agisse de la vérité ou des valeurs morales et politiques. En ce qui concerne le premier point, je vous renvoie au travail que vous avez effectué sur le rapport entre art et vérité ; j'en rappelle simplement les articulations fondamentales :

La première concerne la vérité des jugements que l'on porte sur l'oeuvre d'art, et dont on peut questionner le caractère "objectif" ou "subjectif". Le paradoxe provient ici du fait que, alors même que l'on s'accorde à reconnaître la différence entre un jugement de vérité et un jugement esthétique (jugement de goût), le second reposant sur la sensibilité du spectateur puisque l'oeuvre d'art doit susciter un plaisir esthétique, il est difficile d'évacuer la dimension objective d'un jugement portant sur la valeur d'une oeuvre d'art. Suffit-il que je prenne plaisir à regarder un vague gribouilli que je viens d'effectuer pour pouvoir affirmer qu'il s'agit d'une oeuvre d'art ? Et inversement, suffit-il que je ne prenne aucun plaisir à la contemplation de la Joconde pour affirmer qu'elle n'en est pas une ? Bref, le jugement que je porte sur la valeur artistique d'une oeuvre d'art semble à la fois subjectif (puisque lié à un plaisir que je ressens) et objectif (puisque ce plaisir n'est pas le seul critère de valeur d'une oeuvre d'art).

La Joconde retravaillée par des élèves d'école primaire (les enfants sont très iconoclastes)

Nous avons tenté d'éclaircir ce paradoxe en distinguant ce qui, dans l'oeuvre d'art, pouvait faire l'objet d'une évaluation objective, fondée sur des critères tels que la perfection technique de l'oeuvre, son caractère novateur, sa cohérence interne, sa capacité à synthétiser et exprimer l'identité culturelle du monde dans lequel elle est née (cas du Jazz), etc. Ce travail d'évaluation objective est le travail du critique, que l'on peut considérer comme un "expert" chargé d'évaluer la valeur atistique des oeuvres, comme d'autres sont chargés d'évaluer la valeur monétaire d'un patrimoine, en référence à un ensemble déterminé de critères. Nous avons remarqué que, ce travail d'évaluation reposant principalement, comme le veut Hume, sur un travail de comparaison avec d'autres oeuvres, l'une des qualités majeurs du critique était l'ampleur et la précision de sa culture artistique : le critique est, doit être un personnage cultivé.

Raoul Hausman, Le critique d'art (1920)

A l'inverse, la dimension subjective du jugement de goût repose sur l'intensité du plaisir esthétique que sa contemplation suscite. Ici, le problème provient de la nature esthétique du plaisir. Car tout plasir n'est pas nécessairement esthétique. Je peux, par exemple, prendre plaisir à la contemplation d'un escalier extrêmement bien réalisé (régularité de la courbure, jointure des revêtements, etc.) : je prends cet exemple car l'escalier est, pour le maçon, uneconstruction particuloèrement retorse) : cela n'en fait pas une oeuvre d'art. Je peux également prendre plaisir à l'écoute d'un sermon religieux qui prône des valeurs qui me sont chères : cela ne fait pas de l'homélie une oeuvre d'art. Je peux prendre plaisir à manger un steack-frites alors que j'étais très affamé : cela ne fait pas de mon assiette une oeuvre d'art. Je peux prendre plaisir à regarder une photo de famille qui me rappelle un épisode heureux de mon enfance : cela ne fait pas du cliché une photographie d'art.

Bref, il existe de nombreuses sortes de plaisirs ; parler de plaisir esthétique,  c'est affirmer qu'il existe un plaisir spécifique au domaine artistique, et qui n'est ni le plaisir suscité par la perfection d'une chose, ni le plaisir suscité par sa valeur morale, ni le plaisir suscité par son caractère "agréable" provenant du fait qu'il satisfait un désirs physiologique (steack-frites) ou psychologique (cliché).

Lorsque le plat cuisiné devient oeuvre d'art : une selle d'agneau...

Bien. La question est alors de savoir si on peut vérifier que le jugement que l'on porte sur une oeuvre d'art est bien un jugement esthétique ; en d'autres termes, puis-je démontrer que le plaisir que je ressens face à une oeuvre est causé par sa seule beauté, et non par sa perfection, sa valeur ou son caractère agréable ? Cela semble difficile : comment puis-je démontrer que le plaisir que je ressens est spécifiquement esthétique, ou que le plaisir que vous ressentez ne l'est pas ?

Pour Kant, une telle "démonstration" est impossible. C'est le sens qu'il faut acorder à son affirmation (bien connue des philosophes) selon laquelle "on ne peut pas disputer" (d')un jugement de goût, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas ici d'étayer un jugement portant sur la valeur esthétique d'une oeuvre par des preuves rationnelles. En revanche, on peut en discuter, c'est-à-dire avant tout chercher à mettre en lumière ce qui, dans un jugement de goût, repose sur des critères qui ne sont pas des critères esthétiques. C'est principalement l'échange autour d'une oeuvre qui permet de produire l'élucidation critique d'un jugement de goût, en faisant apparaître les "mauvaises" raison pour lesquelles nous aimons ou détestons une oeuvre.

L'une des idées très intéressantes suggérées par Kant est que, lorsque nous discutons d'une oeuvre avec autrui, nous sommes conduits à nous mettre à la place d'autrui, à  percevoir l'oeuvre comme lui la perçoit, ce qui permet de "purifier" notre appréciation de ce qui, en elle, n'a aucun rapport avec la valeur artistique de l'oeuvre.

Autrui peut percevoir la laideur là où je vois la beauté : le fameux dessin de Hill (Ma femme / ma belle-mère) [à droite] et ce qui en fut le modèle (une carte postale anonyme allemande de 1888) [à gauche]

C'est une idée très intuitive. Chacun sait qu'il est toujours délicat de faire entendre une oeuvre musicale que nous aimons beaucoup, ou un film, ou un livre que nous adorons, à quelqu'un d'autre. Non pas parce que, lui, pourrait ne pas l'apprécier (c'est son affaire) ; mais parce que, en écoutant cette musique en sa compagnie, nous ne l'entendons pas de la même manière : nous tendons à l'entendre comme, lui, l'entend, et ce sont alors tous les défauts artistiques de l'oeuvre qui nous apparaissent. Par conséquent, ce que manifeste le débat critique autour de la valeur de l'oeuvre, c'est l'écart qui sépare notre jugement sur l'oeuvre d'un jugement strictement esthétique. En me confrontant au jugement qu'autrui porte sur la valeur artistique d'une oeuvre, je prends conscience de toutes les motivations non esthétiques de mon jugement. Oui, j'aime beaucoup Ani DiFranco : mais peut-être mon jugement n'est-il pas totalement étranger à l'engagement altermondialiste de cette artiste, qui me plaît moralement. Oui, je déteste profondément Céline (l'écrivain) ; mais peut-être mon jugement est-il moins déterminé par la qualité artistique du Voyage au bout de la Nuit ou de Rigodon,  que par le caractère (très) violemment antisémite de Bagatelle pour un massacre, qui m'est moralement insupportable. Oui, j'aime beaucoup le film "Mullholland Drive" de David Lynch ; mais le jugement que je porte sur ce film est-il uniquement fondé sur le génie cinématographique du réalisateur, ou sur d'autres raisons qui n'ont pas grand rapport avec le domaine de l'art... et qui ne vous regardent pas ?

Ani DiFranco ; en ce qui concerne certain(e)s interprêtes, on peut par exemple se demander si le jugement que l'on porte sur la valeur artistique de l'oeuvre n'est pas en partie déterminé par le jugement que l'on porte sur la valeur esthétique de l'interprête lui-même... (une confusion des genres dont on pourrait soupçonner Gainsbourg, dont les compagnes de "chant" furent Brigitte Bardot, Isabelle Adjani, Catherine Deneuve...)

On voit ici tout ce qui sépare la démonstration rationnelle de la valeur esthétique d'une oeuvre et l'élucidation critique par laquelle je cherche à épurer mon jugement en faisant apparaître, par le travail de "distillation" opéré par la discussion, tous les éléments qui, en lui, sont étrangers au domaine artistique. On  peut bel et bien changer d'avis sur la valeur esthétique d'une oeuvre d'art, sur sa beauté, après un échange véritable avec autrui. Cela ne détruira pas nécessairement le plaisir que je prends à contempler l'oeuvre. Mais je saurai dorénavant que le plaisir que je ressens est moins dû à la valeur esthétique de l'oeuvre qu'à sa valeur technique, à sa valeur morale, ou à la satisfaction qu'il procure à un désir personnel.

La question du rapport entre art et vérité posé également la question de la possibilité pour l'oeuvre d'art de dire des vérités qui ne se laissent pas formuler dans le langage courant. Dans la mesure où nous avons déjà largement développé ce point, je n'y reviendrai pas ici ; je vous renvoie principalement à l'analyse de l'idée de Rimbaud selon laquelle la parole poétique pouvait être le support d'expression de ce qui, dans le sujet humain, excédait le langage de la raison et de la conscience. N'oubliez pas non plus la possibilité pour l'oeuvre d'art d'exprimer ou de représenter ce qui ne se laisse pas dire de façon adéquate hors du domaine artistique. L'amour, par exemple, peut-il trouver une formulation adéquate sans le recours aux jeux de la parole poétique ? N'est-ce pas le propre de la Lettre d'amour que de tenter d'exprimer un message dont la formulation "prosaïque" serait d'autant plus explicite qu'elle serait trompeuse ? Les millions de lettres d'amour qui ont été rédigées de par le monde ne sont que d'éternelles variations plus ou moins poétiques autour d'une (ou deux) informations commune(s). La raison d'être de ces lettres n'est-elle pas de dire la vérité  concernant le sentiment amoureux, de le décrire d'une façon exacte, ce que ne pourrait faire le langage commun ? Quelle est l'expression la plus véridique du transport amoureux : le long poème improvisé par Cyrano sous le balcon de Roxane, ou le prosaïque "je vous aime" lamentablement réitéré par Christian ?

Aïe ! au coeur, quel pincement bizarre!
--Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare!
Il me vient dans cette ombre une miette de toi,--
Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te reçoit,
Puisque sur cette levre ou Roxane se leurre
Elle baise les mots que j'ai dits tout a l'heure...

A ce titre, il serait dommage d'oublier la poésie religieuse. L'amour de Dieu est "doublement informulable" dans le langage conventionnel : par sa nature (amoureuse) et par son objet (divin) ; rien d'étonnant, donc, à ce que les poètes d'ajourd'hui poursuivent l'écriture de l'éternel poème par lequel l'homme cherche à exprimer sa foi, laquelle ne se laissera jamais formuler dans sa vérité par le triste "je crois en Dieu"...

La ligne du sang

J'aime les arbres
Qui restent debout, pour te respecter
Et l'eau
Héritage de ta mère.
Ton sang a confondu l'honneur
Le crépuscule réfléchit ta pureté...
L'épée qui déchira ta gorge
Divisa toute chose en deux :
Celles qui te sont attribuées
Et d'autres à Yazid
Maintenant, nous sommes
Et les pierres et les eaux
Et les arbres, les monts, les ruisseaux et les champs
De Yazid
Sinon d'Hussein...
Le sang qui suinta de ta gorge
Divisa tout en deux :
Quant à la couleur !
Toute chose est soit rouge,
Soit n'est pas d'Hussein
Hélas ! Ta mort était écrite
Elle se moque de la vie...
Ton sang se fait le garant la sincérité,
Il faut te chercher dans la vérité
Dans la plante
Quand elle pousse,
Dans l'eau
Quand elle désaltère,
Dans la pierre
Symbole de persistance,
Dans l'épée
Quand elle déchire,
Dans le crépuscule,
Qui est rouge...
Il faut justement te voir en Dieu...

Ali Moussavi Garmâroudi (poète iranien contemporain)

Il nous reste à présent une question à élucider. Si l'oeuvre d'art peut prétendre formuler une vérité, elle ne le peut qu'à la condition de prendre la forme d'un langage. Or tout acte de langage (verbal, pictural, etc.) est susceptible de plusieurs interprétations... et cela risque d'être davantage le cas dans un espace où les formes conventionnelles, classiques de la formulation sont bousculées. Même des oeuvres aussi explicites dans leur objet et leur intention que Guernica laissent davantage de marge d'interprétation qu'un cliché de reporter. Dans Guernica, c'est précisément l'abandon d'une description fidèle, précise et exacte de la réalité, notamment par la destructuration de l'espace et des formes qui permet de suggérer la violence de l'attaque et la terreur des populatioins civiles.

Guernica (détail)

L'erreur serait d'interpréter le caractère nécessaire de ce travail d'interprétation comme un obstacle, une gêne pour le plaisir pris à la contemplation. Si ce travail oblige bel et bien le spectateur à renoncer à une posture d'observation passive, pour devenir acteur de sa propre perception, ce passage à une contemplation active de l'oeuvre est une condition de possibilité de la jouissance esthétique. Une oeuvre qui ne suscite en nous aucun travail de l'imagination, aucune recherche de signification, aucune association d'idées, aucune variation (même mentale) de perspective sur l'oeuvre, etc. ne peut susciter aucun plaisir esthétique véritable.

C'est ce qui explique le caractère violent que peut avoir le spectacle de certaines oeuvres, pour lesquelles l'accès à ce travail d'interprétation nous est refusé . Il existe en effet des oeuvres d'art qui, faisant appel à des clés, des codes ou des connaissances qui nous échappent, nous empêchent d'initialiser le travail d'interprétation grâce auquel nous pourrions nous approprier le sens de l'oeuvre. Pour prendre un exemple simple, il existe des tableaux dont le sens immédiat (ce qu'ils représentent) ne peut être réellement saisi sans un certain "knowledge" culturel, comme le Serment des Horaces de David. Certes, le fait de connaître l'histoire de l'opposition entre Horaces et Curiaces, le traitement qu'en effectua Corneille, le parallélisme que cette histoire fait apparaître entre ce tableau et celui qui lui fait face au Louvre (qui représente les Sabines s'interposant entre leurs frères (Sabins) et leur mari (romain)), ou encore le fait d'y voir une parfaite illustration de la règle des trois tiers, etc. : rien de tout cela ne sera suffisant pour nous faire aimer l'oeuvre. Mais cette première approche permettra d'initialiser le travail d'interprétation, "d'entrer" dans l'oeuvre pour ensuite en reconstruire un sens qui soit le sien pour nous.

Le serment des Horaces, par David

Or, en nous refusant cet accès, ces oeuvres nous empêchent en quelque sorte de les aimer, car c'est dans et par ce travail d'interprétation que s'ouvre l'espace du plaisir esthétique véritable. Kant disait du plaisir esthétique qu'il était le produit d'un "jeu harmonieux de nos facultés" ; sans entrer dans le détail de l'argumentation de Kant, on peut admettre qu'il ne saurait y avoir de plaisir esthétique sans une mise en oeuvre de nos facultés (sensibilité, imagination, entendement...) ; or c'est précisément à travers l'interprétation de l'oeuvre d'art que cette mise en oeuvre peut s'effectuer.

Rien d'étonnant, donc, à ce que certaines oeuvres du Louvre nous renvoient parfois au simpliste (et un rien irrespectueux) "j'aime bien / j'aime pas" ; c'est qu'elles nous renvoient d'elles-mêmes à la posture passive du spectateur privé des clés qui lui permettraient de construire une interprétation personnelle de l'oeuvre, du fait d'un manque de culture...  générale.

Pour synthétiser notre démarche, on peut donc dire que l'art ne peut prétendre exprimer une vérité que s'il prend la forme d'un langage, ce qui rend chaque oeuvre susceptible de plusieurs interprétations ; cette pluralité d'interprétations exige l'adoption par le spectateur d'une posture de contemplation active, laquelle est une condition et un support du plaisir esthétique suscité par l'oeuvre.

Giuseppe Dangelico, Contemplation. (Contempler une oeuvre d'art, n'est-ce pas toujours se contempler soi-même en donnant de l'oeuvre notre propre interprétation ?)

Je concluerai cette page en remarquant que ce qui précède nous conduit à reconnaître qu'il n'y a rien de véritablement choquant dans l'affirmation selon laquelle certaines oeuvres d'art exigent du public une culture ; si la culture ne produit pas le plaisir, elle peut néanmoins le rendre possible.  Mais nous devons aller plus loin : la "culture" dont il s'agit n'est pas seulement une culture "intellectuelle", un ensemble des connaissances propres à la culture générale et à l'histoire de l'art. Nous devons également admettre la nécessité d'une culture sensorielle, qui rend possible ce que nous pourrions appeler la compréhension sensisitive de l'oeuvre. On oublie trop souvent que des oeuvres qui nous paraissent aujourd'hui "classiques", voire légèrement surannées, ont été perçues comme odieusement dissonantes ou désordonnées aux contemporains de l'artiste. C'est qu'entre temps nos sens se sont familiarisés avec l'innovation originelle, ils ont appris à identifier, à reconnaître et à s'approprier ce qui, hier, relevait de l'innovation saugrenue, voire choquante. Nul ne prend plus aujourd'hui un air scandalisé en entendant une oeuvre de Wagner : pourtant nos prédecesseurs les ont trouvées suffisamment chaotiques et discordantes  pour justifier de bruyantes manifestations de contestation. 

 

L'un des deux grands "maîtres" de Nietzsche : Richard Wagner

Cette éducation sensorielle, cette formation des sens par laquelle nous avons apprivoisé les irruptions sauvages des artistes d'hier, il n'est pas nécessaire d'être instruit, cultivé pour en bénéficier. Les innovations de Wagner, comme toutes celles de grands créateurs, se sont diffusées dans tout l'espace sonore de la société. Un enfant se familiarisera avec Wagner en se familiarisant avec la musique qui a suivi Wagner, et qui porte son empreinte, mais aussi en écoutant une simple publicité à la télévision, ou en regardant Apocalypse Now, ou en jouant à tel ou tel jeu vidéo, etc. De sorte que parvenu à l'âge de 15 ans, il sera suffisamment imprégné d'histoire de l'art pour se montrer aussi "sensoriellement tolérant" à l'égard de Wagner qu'un expert avisé de 1900.

En revanche, il existe des espaces au sein duquel ce processus de "démocratisation" de l'innovation artistique, de formation de la sensibilité populaire, ne s'est pas (encore) effectué. Pour conserver l'exemple de la musique classique (mais la danse ou la littérature pourraient aussi nous fournir des illustrations de choix), une "innovation" vieille de plus d'un siècle, la composition dodécaphonique (qui utilise simultanément les 12 sonorités de base) paraît encore aujourd'hui désagréablement dissonnante à la majorité de nos concitoyens (de même que le "Sprechgesang", ce parler-chanté cher à Schönberg, suscite beaucoup de perplexité.) Mais il est fort probable que, dans quelques décennies, les enfants de 12 ans entendent des compositions dodécaphoniques sans y percevoir aucune discordance désagréable.

Il va de soi que certaines "figures" de la danse contemporaine auraient semblé un brin désordonnées au public du XIX° siècle...

Admettre que le plaisir esthétique peut nécessiter, de la part du public, une culture déterminée, c'est admettre que toute démocratie véritable, reconnaissant à chacun de ses membres le droit de développer sa nature d'homo aestheticus, cherchera à donner à tous ses membres, notamment par l'intermédiaire du système scolaire, une culture artistique minimale. Mais on ne doit pas oublier que cette culture s'entend toujours en deux sens, et qu'elle ne se résume pas à la seule culture intellectuelle que pourrait fournir une instruction en histoire de l'art. Elle est également, toujours une formation sensorielle qui ne saurait résulter d'une simple transmission de connaissances. D'une part, il est évident que notre sensibilité artistique ne pourra se développer et se former que si nous l'exerçons au contact même des oeuvres d'art : contempler une oeuvre, c'est déjà se cultiver en ouvrant un espace d'exercice pour nos facultés. Mais nous ne développons nos sens que si à la perception s'ajoute la production. Nous avons déjà croisé cette idée avec Troubetskoï : nous ne savons entendre que les sons que nous avons appris à produire. C'est donc aussi sur la pratique artistique que reposera l'éducation culturelle des hommes.

En ce sens, on peut remettre en cause le vieux préjugé selon lequel, dans le domaine artistique, les élèves d'aujourd'hui seraient moins cutivés que ceux d'hier. Si l'on s'en tient à la culture intellectuelle, cela ne fait quasiment aucun doute : l'espace consacré à l'histoire de l'art dans les programmes scolaires s'est effectivement réduit. Mais il s'est parfois réduit au profit d'une extension de l'expérimentation pratique dans le domaine des arts plastiques. Et l'on ne doit jamais oublier que cette expérimentation fait partie intégrante de la formation sensorielle des individus.

Bonne nuit !

 

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