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Chose qui pense (26.11.09)

 Bonsoir,

Nous avons poursuivi notre cheminement à travers la notion de conscience en abordant la conscience de soi. Pour ce faire, nous avons analysé l'un des "topoï" les plus célèbres de l'histoire de la philosophie occidentale : le cogito.

Pour bien comprendre ce dont il s'agit, il faut repartir du projet fondamental de Descartes, qui est aussi celui du rationalisme du XVII° siècle : refonder le système des connaissances (scientifiques, philosophiques, etc.) sur des bases saines et solides, c'est-à-dire absolument certaines. C'est ce projet qui donne sens à la méthode cartésienne, qui vise à écarter provisoirement toutes les connaissances qui ne sont pas absolument certaines en elles-mêmes, et dont il est donc possible de douter. Il s'agit bien d'un doute méthodologique : la question n'est pas de savoir ce que l'on estime être le plus plausible, mais de trouver un énoncé dont on ne puisse absolument pas douter.  Ce cheminement du doute, Descartes l'expose dans son ouvrage intitulé : "Méditations Métaphysiques".

Les premiers énoncés qu'il passe au crible du doute méthodique sont ceux qui décrivent le monde extérieur, comme "le tableau est blanc".  Peut-on douter de leur vérité ? Assurément : les sens sont souvent trompeurs, et ce qui me paraît blanc peut bien être d'une toute autre couleur, si un reflet de lumière est venu m'induire en erreur. Pour reprendre un exemple de Rousseau : un bâton plongé dans l'eau m'apparaît brisé... mais c'est une illusion. Il est donc possible de douter des énoncés par lesquels je décris le monde extérieur à partir du témoignage de mes sens. Pour ceux d'entre vous qui se fieraient un peu trop au témoignage de leurs sens, voici une petite illusion d'optique (j'ai essayé de changer un peu...) :

Vous pouvez les mesurer sous toutes les jointures... les trois voitures sont absolument de la même taille !

Mais on peut aller plus loin. La manière dont je décris les choses du monde extérieur peut être erronée ; mais je peux aussi envisager que les "choses" que je crois voir dans le monde extérieur soient tout simplement des hallucinations ; je crois voir des choses que je ne fais qu'imaginer. On retrouve ici un argument qui traverse tout le XVII° siècle, et pas seulement dans le domaine philosophique : on le retrouve chez Calderon, un dramaturge espagnol  (dont la pièce la plus connue est intitulée : "La vie est un songe"), chez Shakespeare ("Le songe d'une nuit d'été")... et on le retrouve aussi chez Pascal : c'est l'argument du rêve. Comment distinguer l'état de veille de l'état de rêve ? Après tout, lorsque je rêve, je ne sais pas que je rêve : alors comment savoir si, à l'instant, je ne suis pas en train de rêver ? L'argument de Pascal est plus radical encore que celui de Descartes, puisqu'il tend à remettre en cause la dissociation même du rêve et du sommeil :

De plus que personne n'a d'assurance, hors de la foi - s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. Comme on rêve souvent, qu'on rêve entassant un songe sur l'autre. Ne se peut-il faire que cette moitié de la vie n'est elle-même qu'un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel. Tout cet écoulement du temps, de la vie, et ces divers corps que nous sentons, ces différentes pensées qui nous y agitent n'étant peut-être que des illusions pareilles à l'écoulement du temps et aux vains fantômes de nos songes. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier. (Et qui doute sur lequel nos songes sont entés comme notre sommeil paraît - dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir - et qui doute que si on rêvait en compagnie et que par hasard les songes s'accordassent ce qui est - assez - ordinaire et qu'on veillât en solitude on ne crût les choses renversées.)"  (Pensées, L 131 / S 164)

Sans entrer dans le détail de ce texte de Pascal, on peut en retenir l'idée selon laquelle il n'est pas possible d'affirmer avec une certitude absolue que ce que nous énonçons concernant le monde extérieur en général ne relève pas de l'illusion d'un songe. La vie ne serait-elle... qu'un rêve ?

Mais allons plus loin. Car après tout, comment pourrais-je être certain qu'il existe un monde extérieur ? Après tout, peut-être ne suis-je qu'un cerveau dans une cuve, selon l'image du philosophe américain Hilary Putnam ? Peut-être d'ailleurs n'y a-t-il pas plus de cerveau que de cuve ? Peut-être ne suis-je qu'un pur esprit?

Et peut-être n'y a-t-il rien d'autre au monde que mes pensées ?

Cette dernière question, qui désigne l'hypothèse dit "solipsiste" (de "solus", qui signifie seul en latin et "ipse", qui signifie soi-même), a ici une fonction méthodologique ; il ne s'agit pas de savoir si vous croyez ou non à la plausibilité de cette hypothèse, mais si vous pouvez la considérer comme absolument impossible à soutenir. Or ce qui caractérise l'hypothèse soliptique... c'est qu'elle est absolument impossible à réfuter ! Comme l'indiquait Arthur Schopenhauer (un philosophe allemand du XIX° siècle), "le solipsiste est un fou enfermé dans un blockaus imprenable". Comment puis-je être absolument certain qu'il existe au monde autre chose que mes pensées ? Que le monde ne se résume pas à mes pensées ?

C'est évidemment impossible, pour une raison simple : il faudrait que je puisse sortir de ma pensée pour (me) le prouver. Ce qui nous force à admettre que l'existence d'un monde extérieur, d'un espace matériel indépendant de ma pensée EST UNE SIMPLE HYPOTHESE ! Qui plus est, une hypothèse qui n'a rigoureusement rien de scientifique, puisqu'il est impossible de la tester en laboratoire (Claude B) et qu'il est par ailleurs totalement impossible de la falsifier (Karl P) !!! 

Du point de vue de l'approche cartésienne, il est donc impossible de prendre comme point de départ un énoncé portant sur le monde sensible, voir sur l'existence d'un monde sensible (qui serait perçu, et non produit, par mes sens).

 (Il s'agit d'une toile de Simon Blau intitulée "Solipsisme")

 Descartes se tourne alors vers les vérités mathématiques. Le monde extérieur faisant défaut, il est possible de se replier sur le seul espace de la pensée : n'y aurait-il pas alors des vérités absolues dans le domaine de la pensée pure ? Les vérités mathématiques ne sont-elles pas absolument vraies ? Ici, la réponse de Descartes est simple : sans doute existe-t-il des vérités mathématiques absolues ; mais ce n'est pas parce que, elles, sont absolues que je peux, moi, être certain de les saisir correctement. Descartes fait ici appel à la fiction d'un être métaphysique un peu étrange : le Dieu trompeur. Supposons qu'un Dieu passe son temps à me tromper : à chaque fois que j'effectue une opération mathématique : il fait en sorte que je me trompe ! Les vérités mathématiques seraient bel et bien "vraies" en elles-mêmes... mais celles que je formulerais de mon côté seraient fausses.

Encore une fois, la question n'est pas de savoir si c'est plausible ; la question est de savoir si c'est possible. Or il est bel et bien possible que les énoncés qui me semblent les plus "évidemment vrais" dans le domaine mathématique... ne soient que des erreurs.  Si vous voulez une illustration de calcul mathématique où tout semble évident et qui aboutit pourtant à une contradiction, voici une petite histoire (comme elle est un peu ancienne, les sommes sont en francs..) :

3 personnes sont à une terrasse de café.
Ils en ont pour 25 Francs à 3.
Chacun à une piece de 10 Francs.
Le serveur leur rend 5 Francs.
Ils décident de laisser 2 francs de pourboire au serveur et de récupérer 1 Franc chacun.

Ils ont donc payé (10-1) x 3 = 27 Francs.
En tout ils ont donc dépensé 27 +2 (pourboire) soit 29 Francs.

Mais ils avaient 30 Francs au départ. Où est passé le franc restant ?

(Personnellement, il faut que je retrouve le truc à chaque fois... et je mets toujours quelques minutes avant de réussir à me le formuler clairement !)

Exit, donc, les vérités mathématiques qui, même si elles peuvent être posées comme absolument vraies "en elles-mêmes"... ne le sont pas nécessairement sous la forme que, moi, je leur donne. Et par ailleurs, on peut souligner au passage que, pour Descares, si les vérités mathématiques sont "absolument vraies", c'est uniquement dans la mesure où Dieu les a posées ainsi. Contrairement au Dieu de Leibniz (qui ne peut pas penser que 2 + 2 = 5, puisqu'il est est parfaitement rationnel), le Dieu de Descartes peut faire ce qu'il veut : il aurait très bien pu choisir d'autres vérités mathématiques... qui de ce fait auraient elles aussi été absolument vraies ! Dieu aurait pu choisir que 2 et 2  fassent... 5.

Bien. Mais nous voici très mal partis : ni le monde sensible, ni le monde des idées ne semblent pouvoir proposer d'énoncés dont il soit absolument impossible de douter. Je peux douter :

     a) que le tableau est blanc

     b) qu'il y a un tableau (dans le monde extérieur)

     c) qu'il y a un monde extérieur

Et par ailleurs je peux douter de tous les énoncés qui reposent sur une liaison logique entre des concepts (les vérités de raison), puisque dès que j'affirme cette liaison, un Dieu peut me tromper.

Sommes-nous dès lors condamnés à ne fonder le système des connaissances sur des principes qui ne seraient pas absolument certains ?

Non, car il existe un petit énoncé irréductible, qui tient en échec toute la puissance du doute. Et cet énonce, c'est :

 "je pense."

Le doute cartésien, qui a réduit la totalité de l'univers matériel au statut de pure hypothèse non scientifique, ne peut rien contre ce petit énoncé. Car pour qu'un "malin génie" vienne tenter de me tromper à ce sujet... il faut bien que je pense pour qu'il puisse me tromper ! Dès que je pense "ceci" ou "cela", je peux me tromper ; mais que ce que je pense soit vrai ou faux, l'énoncé "je pense", lui, restera vrai. Le doute se contredit lui-même en essayant de détruire ce "je pense".

Il faut donc se méfier de la version classique de cet énoncé, telle qu'on la trouve dans le "Discours de la Méthode", et qui a donné son nom au "cogito" : "je pense donc que je suis" (cogito ergo sum). Dès qu'il y a un "donc", le malin génie peut venir me tromper. Mais il ne s'agit pas ici d'une déduction logique, mais d'une évidence immédiate : c'est ce qu'exprime la version des "Méditations Métaphysiques" que nous avons vue ensemble : "je suis, j'existe". Il est impossible que cet énoncé soit faux "chaque fois que je le prononce où le conçois en mon esprit" : il est absolument et évidemment vrai.

 

Bien. La pensée sur laquelle Descartes choisit de reconstruire le système des connaissances humaines est donc celle qui énonce que "je pense", pensée qui apparaît évidemment vraie à chaque fois que je la conçois, c'est-à-dire à chaque fois que je pense que je pense. Bien évidemment, ce à quoi nous parvenons ici, c'est à l'énoncé de la conscience de soi. Je pense que je pense signifie en effet la même chose que "j'ai conscience du fait de penser" ; mais attention ! Car quel est le "soi" qui se dessine dans cette conscience que la pensée prend d'elle-même ? Du seul fait que "je pense", je ne peux rien déduire concernant le sujet qui pense ses pensées (à part le fait que... je les pense). La pensée selon laquelle "je pense" est absolument certaine, soit ; mais elle ne me dit rien sur ce que je suis en tant que sujet de mes pensées.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Descartes ne dit pas que "je suis quelqu'un qui pense" ; Descartes admet bien que ces pensées que je pense sont les miennes, que ces pensées sont les pensées d'un sujet qui les pense (c'est ce que lui reprochera Nietzsche, comme nous le verrons plus tard). Mais Descartes ne nous dit rien sur ce que nous sommes en tant que sujet : la seule chose que nous pouvons affirmer à partir du "je suis, j'existe", c'est que nous sommes le sujet de pensées (= nous pensons), et que nous sommes donc une "chose qui pense" (res cogitans).

Mais c'est tout. Il est impossible d'aller plus loin en ne se fondant que sur l'évidence du "je pense". A chaque fois que je pense "je pense", je puis être absolument certain d'être une chose qui pense. C'est donc la caractéristique fondamentale du sujet humain, celle que je ne peux absolument pas mettre en doute, qui apparaît ici : être une chose qui pense.

Pour parler avec Pascal, c'est déjà une chose décisive : puisque si la figure du roseau exprime la misère et la fragilité de l'homme, le fait qu'il s'agisse d'un roseau pensant en exprime la grandeur. Et vous pouvez remarquer que la pensée est, chez Pascal,  encore utilisée comme signe de la conscience de soi :

"Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien."

Si l'homme "sait qu'il meurt", c'est qu'il a conscience d'exister : la pensée est ici saisie comme support de la conscience de soi.    

Reste que cette "chose pensante" est encore bien vide pour caractériser un sujet humain, dès qu'on cherche à l'identifier comme un "Moi", comme une "identité", voire comme une "personnalité"... Mais pour remplir ce vide, il nous faudra quitter l'évidence du cogito cartésien, pour gagner les terres beaucoup plus aventureuses des rapports entre le sujet humain et son monde ; et, plus brumeux encore, les rapports entre les sujets humains... entre eux !

 

A demain !

Et n'oubliez pas de répondre à mon petit sondage...

 

 

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