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Droit d'asiles (08.12.09)

 Bonsoir,

Nous avons terminé notre parcours de la conscience morale en cherchant à mettre en lumière les procédures par lesquelles la culpabilité pouvait être façonnée : quels sont les mécanismes qu'il faut activer pour que l'homme devienne son propre juge (et son propre bourreau) par l'intermédiaire de sa conscience ?

Pour clarifier ces procédures d'émergence de la conscience morale, nous avons pris appui sur les analyses que Foucault (philosophe français, mort en 1984 d'une maladie que l'on hésitait encore à considérer à l'époque comme une maladie... honteuse) consacre, dans L'histoire de la folie à l'âge classique, à l'un des pères de la psychiatrie moderne au début du XIX° siècle : Philippe Pinel. Ce que Foucault cherche à déconstruire, c'est le mythe attaché, dans l'histoire de la pensée médicale, au personnage de Pinel : l'aliéniste y apparaît comme le "libérateur des fous", celui qui a fait tomber leurs chaînes pour les soigner, qui a substitué un traitement curatif moral à une répression matérielle, etc. On trouve une illustration de ce "mythe" dans la gravure suivante, intitulée "Pinel libérant les aliénés" :

Les extraits du texte de Foucault se trouvent ici (cliquez sur l'image pour agrandir)

Extraits de l'Histoire de la Folie à l'Âge classique

Notre objet n'est pas de savoir si le Pinel de Foucault est le "vrai" Pinel : en fait, il est probable que le Pinel qu'il nous présente à partir de sa relecture du Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale est, lui aussi, le produit d'une reconstruction qui ne rend pas entièrement justice au Pinel historique. Ce qui nous intéresse, c'est la manière dont Foucault montre que Pinel n'a fait tomber les chaînes des aliénés que pour leur substituer les chaînes mentales de la culpabilité. Si les aliénés ont pu se passer de la geôle et des fers, c'est parce qu'ils étaient devenus leurs propres surveillants, leurs propres censeurs.

Foucault met en lumière trois stratégies par lesquelles Pinel a obtenu des aliénés de Bicêtre (le grand hôpital parisien, analogue masculin de la Salpêtrière) qu'ils se reconnaisssent eux-mêmes coupables de leur déraison, intériorisant à la fois les normes du comportement socialement toléré et le dispositif de répression des écarts  vis-à-vis de ces normes. Pour Foucault, si Pinel a pu adoucir les conditions d'enfermement des aliénés, c'est parce qu'il a d'abord renforcé les dispositifs mentaux d'auto-surveillance et d'auto-sanction par un ensemble de dispositifs de culpabilisation.

 

1) La première stratégie est celle du silence.  En privant l'un des aliénés de Bicêtre, qui nourrissait son propre délire (revivre la Passion du Christ) avec les moqueries et les sanctions qui lui étaient infligées, de tout rapport d'échange, en l'enfermant dans un espace d'indifférence généralisée, Pinel oblige le malheureux aliéné à tenir à la fois le rôle du coupable et celui du juge. Ne pouvant plus jouir de la continuelle expiation que constitue pour lui la vindicte de ses compagnons, il ne peut prolonger son délire qu'en devenant lui-même son propre juge, sa propre victime. Le silence de l'Autre le renvoie à une confrontation avec lui-même où la parole qui condamne et le geste qui punit deviennent son propre discours et son propre geste, qui s'expriment ensemble dans la culpabilité.

(Tableau du peintre britannique du XIX° Johann Heinrich Fussli, ou Henry Fuseli : "Silence")

La seconde stratégie est celle de la mise en miroir, par laquelle on conduit l'individu à s'identifier à un individu qu'il a précédemment condamné. Cette stratégie illustre parfaitement le caratère réfléxif de la conscience morale, dont la genèse obéit ici à une structure ternaire :

     a) je condamne l'autre

     b) je suis l'autre

     c) je me condamne

Il s'agit bien ici d'une "rétroversion" du jugement moral aboutissant à la reconnaissance par le sujet de sa propre culpabilité. L'image de l'Autre est l'image de ma propre faute, et en la condamnant c'est moi-même que je condamne (ce pourquoi le spectacle de l'autre est insoutenable lorsque c'est moi-même que je vois en lui : c'est l'une des façons dont on peut comprendre le roman d'Oscar Wilde, Le protrait de Dorian Gray...)

(L'horrible chose ci-dessus est le portrait de DG dans le (très beau) film éponyme d'Albert Lewin).

 La troisième stratégie repose sur la mise en lumière du caractère systématique de la sanction : le but du jeu est de faire en sorte que l'individu intègre le fait qu'il n'existe aucune échappatoire possible à l'égard du dispositif de répression. Toute faute, tout manquement aux règles sera nécessairement repéré et châtié. En faisant ainsi disparaître l'espace de "jeu" avec la règle (espace au sein duquel l'individu peut poser la règle comme une chose extérieure à lui, à laquelle il peut échapper à travers des stragégies de subversion, de contournement, etc. qu'il met en oeuvre), le système de contrainte oblige l'individu à s'auto-surveiller en permanence, à contrôler par lui-même la conformité de ses actions avec la norme. dans la mesure où il sait que toute transgression sera sanctionnée, tout écart à l'égard de la règle n'a d'autre sens que celui qui annonce un châtiment prévisible, inéluctable. Dans cette mesure, transgresser la règle, c'est se condamner soi-même...

Cette troisième stratégie illustre donc à son tour le mécanisme par lequel l'individu est conduit à intérioriser le système de normes et à devenir son propre juge, et à se reconnaître lui-même coupable en cas de transgression : puisque le châtiment est inévitable, celui qui le provoque ne peut s'en prendre... qu'à lui-même. Ce qui définit la culpabilité.

(Je suis en train de rechercher l'auteur de cette peinture, intitulée "culpabilité"...)

Ces trois stratégies illustrent donc la "fabrique" de la conscience morale comme culpabilité. Mais elles posent également un problème (problème qui rejoint d'ailleurs les débats  portant sur le statut thérapeutique qu'il convient de reconnaître aux travaux de Pinel). Substituer aux chaînes matérielles la contrainte intérieure, remplacer la crainte par la culpabilité : est-ce là une manière de concevoir le développement de l'individu ?

La réponse à cette question n'est pas évidente : car mener de la "crainte de la sanction" à "l'auto-contrôle" par la conscience morale, n'est-ce pas ce qui définit le passage du dressage.... à l'éducation ?  Faire en sorte que l'individu cesse de considérer les normes sociales comme des règles "extérieures" pour les considérer comme ses propres règles, faire en sorte que l'individu devienne lui-même le juge de la conformité de ses actes à ces normes, faire en sorte que l'individu puisse s'auto-contrôler et réprimer sans la menace d'un châtiment extérieur, n'est-ce pas là ce qui définit... l'autonomie ?

Nous laisserons (pour le moment) cette question à l'état de problème ; mais nous pouvons tout de même remarquer que les dispositifs mis en lumière par Foucault ne sont pas sans analogie avec des procédés très "classiques" de l'éducation. L'enfant auquel "on ne parle plus", auquel il est ordonné d'aller dans sa chambre "jusqu'à ce qu'il se soit excusé", est un enfant auquel on ne demande pas seulement de formuler "je m'excuse" ; car dans ce cas, il s'agirait d'un simple rapport de forces. Le miracle est qu'un enfant qui est resté isolé dans sa chambre se reconnaît effectivement coupable lorsqu'il en sort. Et ce miracle n'est sans doute pas sans rapport avec cette première stratégie que constituait le silence.

de même, comment ne aps reconnaître la stratégie de mise en miroir dans tous les contes pour enfants où l'enfant désobéissant se trouve châtié à la fin de l'histoire ? Le berger qui criait "Au loup !" et qui se trouve dévoré lorsqu'un véritable loup surgit, Choupi qui ne veut pas prêter et qui se retrouve sans amis... autant de supports d'identification qui permettent de montrer à l'enfant, non pas ce qu'il faut faire, mais ce qu'il est lorsqu'il se conduit comme l'enfant du conte. En se réjouissant du châtiment qui atteint l'enfant méchant (et il est tout à fait légitime de se réjouir du malheur des méchants, du moins dans les contes...), l'enfant s'atteint lui-même dans l'identification qu'il effectue (c'est le but du conte : on ne raconte pas "choupi ne veut pas prêter" à un enfant qui passe son temps à distribuer ses jouets...) avec l'enfant du conte.

Je reviens...

 

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