Instinct divin (03.12.09)

 Bonjour,

Nous avons débuté notre parcours de la conscience entendue cette fois comme conscience morale, avec le texte de Rousseau (que l'on peut trouver ici) L'intérêt de ce texte est qu'il met bien en lumière l'une des tensions qui existent au sein du projet des Lumières. Si l'on considère que ce qui définit les Lumières, c'est le fait de fonder (ou de chercher à fonder) la totalité du savoir et de l'agir humain sur l'usage exclusif, par chaque homme, de ses propres facultés (ce qui exclut d'un même geste le recours à la tradition et à la Révélation religieuse), alors le texte de Rousseau est une stricte émanation des Lumières. En revanche, si l'on cherche à fonder tout l'édifice sur l'usage de la raison, alors le texte de Rousseau introduit une distorsion du projet.

Pour bien saisir ce point, on peut tenter de rapprocher Rousseau de Kant : chez Kant, nous l'avons vu (cf. cours sur la liberté), la raison seule pouvait nous indiquer, par le "test d'universalisation" imposé par la Loi morale, ce qu'était l'action morale ou immorale. Pour savoir ce que je dois faire, je n'ai pas besoin de consulter un "sentiment" intérieur, je dois établir si la règle que je suis dans mon action peut être appliquée par tous les hommes : la raison peut donc servir de socle à la morale (il s'agit alors de ce que Kant appelle la raison "pratique", qui me dit ce que je dois faire, et non de la raison "théorique", qui me permet de connaître).

Chez Rousseau, ce n'est pas le cas. Rousseau ne pense pas que la raison puisse nous dire ce qui est bien, ce qui est mal ; il ne pense pas non plus que la raison puisse nous dire si je dois faire le bien ou choisir le mal. Ce qui ne signifie évidemment pas que, pour Rousseau, le bien et le mal soient affaire d'opinion individuelle ; bien au contraire, l'instance qui nous permet de distinguer le bien du mal (le "principe de justice"), l'instance qui nous commande de choisir le bien (le "principe de vertu") est absolument universelle pour Rousseau. Elle parle en chaque homme, et de la même façon. Mais il ne s'agit pas de la raison : il s'agit de la conscience.

La voix de la conscience doit donc être distinguée de toutes les "maximes" (règles d'action) que nous produisons, que nous construisons (avec le secours plus ou moins légitime de la raison). Tout ce qui s'énonce dans une règle, dans un langage articulé, dans une loi explicite, est déjà de l'ordre du "logos", c'est-à-dire à la fois du discours et de la raison. Pour Rousseau, la voix de la conscience n'est pas de l'ordre d'une maxime rationnelle, mais de l'ordre d'un sentiment.  Par ailleurs, la voix de la conscience n'est pas le produit d'une construction effectuée dans le langage (elle serait alors "acquise") : c'est un principe inné.  Enfin, si les maximes que je construis peuvent être déterminées par l'état de la société dans laquelle je vis (elle serait donc culturelle), la voix de la conscience est, elle, inscrite de la même façon dans la nature de l'homme : elle est naturelle.

La conscience est un sentiment inné et naturel : en tant que telle, elle ne peut être qu'universelle.

Il se peut donc que les maximes, forgées à l'aide de la raison, dans un contexte social déterminé, entrent en conflit avec la voix de la conscience : il suffit que ces maximes reposent sur des principes contraires à la conscience. Mais attention : pour Rousseau, nos maximes peuvent éventuellement contredire la voix de la conscience, elles ne peuvent pas la corrompre !  La conscience, en tant que principe inné et naturel, ne peut être modifiée sans que soit changée la nature même de l'homme... ce qui est impossible. Un homme sans conscience ne serait plus un homme (ce qui peut se formuler, dans le langage des Déclarations : "tout homme est doté de raison et de conscience".) En chaque homme, la voix de la conscience continue donc de se faire entendre, de manière immuable, quel que soit l'état de corruption de la société dans laquelle il vit. On peut chercher apprendre à la recouvrir sous le bruit de nos pseudo-justifications, on ne peut la faire taire.

 

Il faut donc faire très attention à la formule (dont le statut textuel est d'ailleurs un brin compliqué) selon laquelle "l'homme est naturellement bon, mais c'est la société qui le déprave". En premier lieu, si l'homme est naturellement bon, c'est qu'il possède par nature un sentiment qui lui indique le bien et lui recommande de le faire ; cela ne signifie pas que l'homme primitif, non encore "dépravé" par la vie sociale, aurait été une sorte de saint charitable et généreux. L'homme de "l'état de nature", chez Rousseau, ne saurait être véritablement généreux et charitable, pour la bonne et simple raison qu'il ne vit pas au concact de ses semblables (on peut difficilement être généreux et charitable à l'égard de ses semblables quand on est isolé.) ; à l'état de nature, la bonté naturelle de l'homme s'exprime donc principalement par la "pitié" qu'il ressent lorsqu'il se trouve confronté au spectacle de la souffrance d'autrui.  Mais surtout, en admettant que la société "déprave" l'homme, cela ne signifie pas (du tout) que l'homme pourrait être corrompu dans sa nature, que la voix de sa conscience pourrait se trouver pervertie, viciée. La nature de l'homme est immuable, et avec elle la voix de la conscience. Ce ne sont donc que les "maximes" de l'homme que la société peut corrompre, et elle peut le conduire à prêter davantage attention à ces "maximes" qu'à la voix de sa conscience. C'est certes beaucoup, mais c'est tout. L'homme reste donc naturellement bon, la voix de sa conscience reste identique à elle-même, même dans une société complètement dépravée.

C'est un point très important d'un point de vue politique. En effet, si l'on admettait que la société peut corrompre la conscience, alors il serait difficile de songer à reconstruire une société juste sur la base de l'usage par chacun de ses facultés. Un peuple d'individus corrompus ne pourrait donner lieu qu'à des institutions et des lois corrompues, de façon irrémédiable. En ce sens, c'est donc avec beaucoup de logique que Platon, dans la République, indiquait que pour (re)construire une Cité juste, il fallait commencer par chasser (ou plutôt :  à "'reléguer aux champs"...) tous les individus de plus de 10 ans, pour ne prendre que leurs enfants, qui seraient éduqués conformément à des principes non corrompus. Pour Platon, l'éducation peut corrompre les âmes, et une âme corrompue ne saurait revenir à sa pureté initiale. Au contraire, chez Rousseau, la société ne peut pas corrompre ce principe naturel de l'homme qu'est sa conscience : il est donc toujours possible de construire (sans éradiquer tous les plus de 10 ans...) une société juste en mettant en place des institutions légitimes, menant chacun à réentendre cette voix de justice et de vertu. 

La dimension politique de la conscience morale apparaît d'ailleurs clairement dans le paragraphe 2 du texte. Rousseau nous rappelle que ce sentiment, qu'est la conscience, est plus fondamental que la raison ; le sentiment est premier, chronologiquement ET logiquement, par rapport à l'exercice de la raison. Qu'il s'agisse du domaine de la connaissance ou de celui de l'action, la raison ne peut se mettre en oeuvre que si elle s'appuie sur cette source première qu'est la sensation : les 5 sens pour la connaissance, le "sens moral" qu'est la conscience pour l'action. Dans le domaine de la connaissance, l'argument est simple : comment un individu privé de TOUTE sensation pourrait-il exercer sa raison ? Notre raison ne peut s'exercer qu'à partir de ce matériau initial que nous proposent nos sens. La sensation précède le raisonnement.

Dans le domaine de l'action, l'argument de Rousseau est plus complexe : nous n'apprenons pas à vouloir notre bien et à fuir notre mal. Cette recherche de notre intérêt (principalement : le fait de chercher le plaisir et de fuir la douleur) n'est pas une tendance acquise : elle est naturelle et innée, c'est un mouvement instinctif qui précède l'exercice de la raison. Or pour Rousseau, la voix de la conscience est tout aussi innée et naturelle ; en ce sens, on peut la considérer, elle aussi, comme "instinctive".  Mais elle se distingue de l'instinct animal en ce qu'elle ne nous incline pas à recherche notre bien et à fuir notre  mal, mais à rechercher LE bien et à fuir LE mal.

Ce qui caractérise donc "le" bien, c'est ce qui, en lui, ne se résume pas à notre bien ; "le" bien est le bien qui ne se résume pas à notre intérêt privé. En d'autres termes, "le" bien, c'est d'abord ce qui est conforme au bien commun, à l'intérêt de tous : à l'intérêt général. De la même manière, est "mal" ce qui porte atteinte, non pas uniquement à mon intérêt, mais à l'intérêt général. La conscience morale est donc avant tout, chez Rousseau, un principe de justice : c'est l'intérêt général que l'homme tend naturellement à rechercher. [Attention : cela ne sigifie pas que l'homme chercher naturellement "le" bien au lieu de rechercher "son" bien ; l'homme recherche naturellement... les deux ! Le conflit entre intérêt privé et intérêt général est évidemment le problème politique par excellence : comment faire en sorte que les hommes obéissent à leur "instinct divin" (recherche du bien) plutôt qu'à l'instinct qui leur est commun avec les animaux (recherche de notre bien) ?] 

Si la voix de la conscience est immuable, incorruptible, et que par ailleurs l'homme est naturellement bon, on doit admettre que la voix de la conscience est nécessairement infaillible : la conscience ne se trompe jamais. Et c'est bien ce qu'affirme Rousseau. L'homme est certes un être ignorant (ses connaissances sont limitées, contrairement à celles de Dieu, qui est omniscient) et borné (ses capacités sont limitées, contrairement à celles de Dieu, qui est omnipotent). Mais il est intelligent et libre : c'est-à-dire qu'il dispose des facultés qui lui permettent de s'autodéterminer selon la justice et la vérité. En ce qui concerne la vérité, en appliquant sa raison au témoignage des sens, l'homme pourra se défaire de l'erreur et de l'illusion. En ce qui concerne la justice, c'est sur le témoignage de la conscience que l'homme devra fonder l'exercice de sa raison. Car la conscience est infaillible : elle n'est sujette ni à l'erreur, ni à l'illusion. C'est donc elle qui doit servir de guide à la raison. Pour Rousseau, la raison est incapable de déterminer par elle-même ce qui est bien, ce qui est mal ; et elle ne saurait nous commander par elle-même de choisir le bien. La raison seule est "sans principe" : elle n'est pas "auto-télique" (de "telos", en grec, qui signifie la fin, le but), c'est-à-dire qu'elle ne peut recevoir ses fins, ses objectifs, que d'ailleurs. La raison peut nous dire comment parvenir à une fin, mais elle ne peut pas nous dire quelle fin nous devons chercher. Cela, seule la conscience peut nous l'indiquer.

Cette petite étude de la conscience morale chez Rousseau nous conduit donc à élargir notre précédente définition de la liberté. Pour Rousseau, il ne suffit pas d'agir conformément à notre raison pour être libre : car notre raison peut tout aussi bien nous expliquer comment atteindre la paix, que nous informer des moyens scientifiques et techniques à mettre en oeuvre pour exterminer le maximum de personnes en un minimum de temps (le fait qu'elle puisse le faire est précisément ce qui traumatisera bon nombre de philosophes occidentaux suite à la découverte des camps de concentration). Pour Rousseau, être libre, c'est certes agir conformément à notre volonté, quand notre volonté est dirigée par notre raison ; mais il faut encore que notre raison soit guidée par cette force innée fondamentale, ce sentiment naturel, incorruptible et infaillible, bref : cet "instinct divin" qu'est la conscience morale.

Chez Rousseau, l'équation de la liberté (à re-traduire, je vous le rappelle, le jour de l'examen final...) s'écrirait donc :

L = C --> R --> V --> A

Voilà...

 

 

 

 

 

 

 

 

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