L'alter égal (14.01.10)

 Bonjour,

Nous pouvons à présent revenir à notre question itiale : qu'est-ce qu'une reconnaissance d'autrui qui tiendrait compte, à la fois, de sa distinction, de sa séparation, de sa différence radicale (en tant qu'autre) ET de sa similitude fondamentale (en tant que sujet) ? Quel statut dois-je accorder à autrui pour que j'atteste à la fois qu'il est mon semblable (en tant que sujet humain) mais qu'il reste autre que moi (en tant qu'individu) ?

Sans être propagandiste, on peut admettre que la réponse républicaine à cette question est exemplaire : autrui sera reconnu en tant qu'alter ego dans la mesure où il sera reconnu comme mon égal. Et cette égalité elle-même ne sera fondée que sur notre commune appartenance au genre humain, sans concerner ce qui nous caractérise en tant qu'individus.

En tant qu'hommes, les individus ne sont pas égaux, ils sont équivalents (un homme est un homme).

En tant qu'individus, les individus ne sont pas égaux, ils sont différents (X n'est pas Y, qui n'est pas Z, etc.) : nous n'avons ni la même force, ni la même apparence, ni la même richesse, ni la même culture, ni la même influence, ni le même charisme, etc.

Comment dépasser cette contradiction ? En tant qu'hommes, nous sommes des sujets dotés de raison et de conscience. Or quelle est la seule chose qui découle directement de notre statut de sujets conscients ? Ce que je peux déduire de la nature raisonnable et consciente de l'homme, c'est qu'il est un être libre.

La réponse républicaine est donc : tous les hommes (en tant qu'hommes, dotés de raison et de conscience) ont la même liberté d'être ce qu'ils sont (en tant qu'individus différents). Il convient donc de leur reconnaître à tous, de façon universelle, la même possibilité d'affirmer leur identité individuelle : tous les hommes sont donc égaux en droits.

"Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits" : il faut laisser résonner la puissance d'un pareil énoncé ! C'est une synthèse parfaite de l'équivalence et de la différence d'autrui. Tous les hommes, en tant qu'ils sont semblables, ont un droit égal à affirmer, à exprimer ce qu'ils sont, en tant qu'individus différents. L'égalité résorbe politiquement  la tension entre le même et l'autre, le semblable et l'étranger, la similitude et la différence, l'identité et l'altérité.

Il n'est pas toujours si facile d'être "républicain" quand on est philosophe ; mais dépasser la contradiction de l'alter ego (équivalence / différence) dans l'égalité des "sujets de droit", c'est une oeuvre de génie ! Entre l'Homme et l'individu s'ouvre ainsi un espace de conciliation politique : celui du "citoyen".

Mais on aurait tort de réduire la reconnaissance des droits d'autrui au seul statut d'impératif juridique. Pour Emmanuel Lévnias, ce n'est pas d'abord sous cette forme que se manifeste l'injonction éthique que me signifie autrui, comme un appel.

Le point de départ de Lévinas est ic très proche de celui de Sartre ; en contemplant le visage de l'autre, je ne vois pas un morceau de matière. Je vois, précisément, un visage, qui est tout à la fois corps et conscience. Le visage de l'autre est, par excellence, ce que ne peux jamais "réifier", réduire à l'état de pure chose sans conscience. Et nous avons déjà précisé que c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles on ferme les yeux des morts : sans cette fermeture la face de l'autre resterait encore "visage", et non simple matière.

Contempler le visage de l'autre, c'est donc être placé face à la nécessité de reconnaître l'esprit par-delà le corps ; je ne peux pas réduire autrui à une chose sans conscience. Sauf... sauf si je le tue. Car si je puis détruire une chose, "autrui est le seul être que je peux vouloir tuer". Toute destruction se résume en fait à une simple transformation : lorsque je détruis un pont, je ne fais que déplacer et désorganiser les particules de matière qui le constituent. Dans la destruction des choses, rien ne se perd, rien ne se crée : tout ne fait que se transformer.

En revanche, dans le meurtre, il s'agit bien d'anihilation. Par le meurtre, la conscience de l'autre est bien réduite à néant, elle n'existe plus. Celui qui est mort "n'est" plus : il a disparu en tant que sujet, ne laissant derrière lui que la carcasse inerte de son cadavre. Autrui, c'est le seul être que je puisse vouloir tuer, que je puisse vouloir anihiler, en renvoyant au néant cette conscience qui me regarde par ses yeux, cet esprit que me manifeste ce visage. Tel est d'ailleurs l'un des thèmes récurents de la topique du meurtre dans la littérature romantique : tuer, c'est éteindre le feu qui brille au fond des yeux, c'est réduire l'autre à une pure "matière" ; le corps mort, c'est donc moins (songeons à Baudelaire) le squelette que le cadavre dont les chairs sont en décomposition, en putréfaction : victoire absolue de la matière !

"Baudelaire devant une charogne" : caricature de Nadar

Mais précisément, si autrui est le seul être que je peux tuer (c'est une possibilité physique, technique), il est aussi celui dont le visage me renvoie à un autre type d'impossibilité : l'impossibilité morale., l'interdiction. Pour Lévinas, le visage d'autrui, dans la mesure même où il signifie la possibilité du meurtre, manifeste aussi l'interdit fondamental : "Ne me tue pas". Ce que je lis sur le visage de l'autre, c'est donc le premier impératif du Décalogue (Tu ne tueras point) : ce qui permet de comprendre la formule de Lévinas selon laquelle regarder le visage de l'Autre, c'est entendre la Parole de Dieu...

Autrui, c'est l'être que je peux tuer ; autrui, c'est l'être que je ne dois pas tuer. Contempler le visage d'autrui, c'est donc simultanément reconnaître l'autre en tant que sujet, esprit, âme, et prendre conscience du devoir qui est le mien envers ce sujet. Le visage de l'autre ne me place pas seulement face à autrui : il me place aussi face à ma responsabilité envers autrui.

Nouvelle articulation, donc, des notions de "conscience" et de "morale" : c'est parce que le visage de l'autre me confronte à la reconnaissance d'une conscience qu'il fait résonner en moi l'appel moral : c'est parce qu'il existe au monde d'autres consciences que je suis placé face à un "Tu Dois" qui n'appartient plus au regsitre de la nécessité ("ceci est indispensable à ma survie", etc.), mais au registre de l'obligation morale ("c'est mon devoir").

Le visage du Fils (le Saint Suaire)

On retrouve d'ailleurs une conclusion analogue en partant d'un point de vue (très) différent: celui de Kant. Pour Kant, ce qui fait la valeur absolue d'un individu, ce qui fait qu'il peut effectivement être considéré comme une "fin en soi", c'est qu'il est doté de raison (et de conscience). Prenons un exemple.

Je peux chercher à maintenir une voiture en état de marche pour des motifs économiques, pour des motifs sentimentaux, etc. mais non parce que la "santé" d'une voiture pourrait être considérée comme une valeur absolue, un but à atteindre même si ce but était ruineux, déplaisant (cette voiture me rappelle un épisode désagréable), etc. Je ne peux donc me soucier de ma voiture que parce que cela représente un intérêt pour moi, et non parce que cela aurait, en soi, une valeur.

En revanche, en ce qui concerne un être humain, on peut admettre que le fait de ne pas le détruire, de ne pas l'endommager, de ne pas entraver son développement, etc. sont bien des impératifs qui conservent leur valeur même s'ils contredisent les exigences économiques, des inclinations sentimentales, etc. En d'autres termes, l'existence d'autrui a une valeur en elle-même, indépendamment de "l'utilité" qu'elle a pour moi. Elle constitue donc une "fin en soi" : elle n'a pas besoin d'autre chose (avantage économique, sentiment amoureux, etc.) pour devoir être préservée, sauvegardée, protégée.

Mais qu'est-ce qui donne à "autrui" cette valeur ? Qu'est-ce qui, en lui, fait de lui une fin en soi ? Pour Kant, il ne saurait s'agir de la "vie" : c'est la valeur qu'un être vivant confère à sa vie qui donne à cette vie sa valeur ; la vie en elle-même n'est pas une "valeur" : la survie du moustique responsable du paludisme, ou de telle ou telle bactérie, n'est donc pas une fin en soi !

Pour Kant, ce qui fait d'un individu une fin en soi, c'est le fait qu'il soit un être doté de raison (et de conscience). La raison est à la fois ce qui permet à un individu de se fixer ses propres fins (ses propres objectifs, ses propres buts), et ce qui fait de lui une fin en soi.

Par conséquent, ce sont tous les êtres humains, en tant qu'ils sont des êtres raisonnables, qui sont de telles "fins". Et, pour Kant, c'est ce caractère de "fin" que leur raison confère à tous les êtres raisonnables qui fait résonner l'appel du devoir moral : je dois toujours considérer autrui comme une fin (un être dont l'existence a une valeur en elle-même) et non comme un simple moyen (un être qui n'a de valeur que dans la mesure où il me sert à quelque chose). Plus encore, ce dont je dois faire une fin, en moi-même ET en autrui, c'est ce qui donne à notre existence sa valeur : ce qui fonde notre "dignité", ce qui définit notre "humanité", c'est-à-dire avant tout : notre raison, et notre conscience.

"Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen".

Tel est "l'impératif catégorique", la formule kantienne du devoir envers autrui, énoncée dans les "Fondements de la Métaphysique des Moeurs". Par où nous retrouvons, par un autre chemin, la thèse selon laquelle reconnaître l'autre comme être raisonnable et conscient, c'est déjà entendre la voie de l'obligation morale.

Kant (peinture anonyme), vers 1790

Et l'on doit remarquer que cette obligation morale n'est pas indifférente à l'égalité des droits que nous avions mise en lumière précédemment. Pour les Républicains de la DHDC, c'est aussi le fait que tous les êtres humains soient "dotés de raison et de conscience" qui fait d'eux des êtres libres dotés d'une dignité. En outre, l'application la plus évidente de l'impératif kantien constitue l'un des premiers interdits formulés dans la Déclaration. Si autrui doit toujours être considéré comme fin, et non comme moyen, alors il va de soi qu'autrui ne pourra jamais être réduit en esclavage : l'esclave est par nature cet être dont la valeur ne provient que de l'utilité qu'il a pour moi. L'esclave est un pur "moyen" (ce pour quoi Aristote, par exemple, le plaçait à côté du boeuf dans le cadre familial : son essence est de produire la subsistance de ses maîtres).

Reconnaître l'autre en tant qu'autrui (être doté de raison et de conscience), c'est lui reconnaître sa dignité ; reconnaître sa dignité, c'est reconnaître l'obligation morale que j'ai envers lui. Pour user du formule, l'affirmation "Tu es " a pour corrélat immédiat : "Je dois ". La conscience de l'autre fait résonner la voix de ma conscience...

 

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