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L'artiste et la sorcière (21.10.09)

 Bonjour,

Nous en étions donc restés aux trois voies majeures de la sublimation : le travail, le jeu et l'art.

En ce qui concerne le travail, que nous aurons l'occasion de recroiser, je vous renvoie au texte de Freud que je vous ai distribué (les textes du cours sont disponibles ici .) L'idée majeure est que le travail constitue un support "d'expression légitime" de deux types de pulsions prédisposées au refoulement : les pulsions libidinales (sexuelles, au sens large) et agressives. En effet, tout travail repose sur un processus de "destruction créatrice", comme le voulait l'économiste Schumpeter (qui utilisait cette expression pour désigner l'innovation, propre de l'entrepreneur).  Tout travail repose sur la destruction de ce qui est pour lui substituer ce qui n'est pas encore, et cette destruction repose sur un effort, une dépense d'énergie. Tout travail est en ce sens violence faite à soi-même (vous en faites régulièrement l'expérience...) et au monde. Mais le travail est aussi création, et ce qui est produit par le travail peut permettre au travailleur d'investir ses pulsions libidinales dans le "fruit" de son travail : d'aimer son oeuvre, de tisser des relations affectives avec ses col-laborateurs, mais aussi de s'aimer lui-même en tant qu'auteur / créateur de cette oeuvre.

Evidemment, n'importe quel travail n'est pas capable de servir de support à ce type de sublimation. En particulier, si le produit du travail n'est capable d'apporter à l'auteur ni fierté, ni reconnaissance sociale, si le travailleur ne peut "se reconnaître" dans le produit de son travail, alors la sublimation ne peut pas avoir lieu. Par où nous anticipons sur les critiques du travail ouvrier que nous recroiserons avec Marx. Comme la plupart des activités humaines, le travail peut être un facteur d'accomplissement de l'homme... ou de sa négation.

Il en va de même pour le jeu. La plupart des jeux peuvent être reconstruits, dans leur genèse, à partir d'un processus de sublimation progressive des pulsions violentes. Ainsi un jeu aussi "intellectuel" et (apparemment) inoffensif que le jeu d'échecs (ou le jeu de go) est l'aboutissement d'un processus par lequel l'affrontement guerrier de deux armées s'est trouvé peu à peu symbolisé, avec des étapes intermédiaires, mi jeu, mi-combat simulé (dont le "Kriegspiel", un jeu auquel les officiers de l'armée allemande ont eu un jour l'obligation de jouer, ou le "Risk" sont des illustrations). La sublimation repose ici sur deux facteurs :

     a) la délimitation de l'espace de libération de la violence : champ de bataille, terrain de jeu, tapis de jeu, échiquier, etc.

     b) la soumission de la violence à des règles contraignantes (règles de la guerre (ce que l'on appelait le "droit des gens"), règles du jeu)

La boxe anglaise est à l'origine un combat de rue soumis à quelques règles et enfermé dans un espace (le "ring"). Mais la guerre elle-même est déjà de l'ordre de la sublimation : une guerre (du moins jusqu'au XX° siècle...) n'est pas un affrontement barbare et chaotique : elle repose sur la discrimination entre joueurs et non-joueurs (civils, pays neutre, etc.), un terrain de jeu (le champ de bataille), des règles (interdiction d'utiliser les gazs, respect du drapeau blanc, etc.) L'affrontement sportif est à son tour une "sublimation" de l'affrontement guerrier : le terrain de jeu se substitue au champ de bataille, les armées deviennent des équipes, l'usage de la violence s'y fait plus condifié... mais dans de nombreux sports, on retrouve cet ancêtre guerrier ; ainsi dans le rugby, les fameux "haka" des All Blacks rappellent l'origine guerrière de l'affrontement sportif.

Il s'agit bien de "sublimation", dans la mesure où des pulsions, dont la libération immédiate et brutale serait sévèrement sanctionnée par les principes éthiques, trouvent une voie de libération qui n'est pas une simple orientation vers une pseudo-satisfaction (dans la mesure où c'est bien une violence, une agressivité qui trouve à s'exprimer), mais une libération authentique qui, par le jeu de la limitation de l'espace et de l'obéissance aux règles se trouve légitimée, valorisée. La sauvagerie barbare est devenue force et habileté. En ce sens, on pourrait dire que l'affrontement violent des supporters en-dehors du stade est la forme non sublimée de ce dont la compétition entre équipes constitue précisément... la tentative de sublimation ! 

On pourrait dire la même chose des jeux vidéo, dans lesquels l'affrontement barbare qui se visualise sur l'écran n'est que la projection fantasmatique de la violence que le joueur transforme en vérité en affrontement technique : dans un tournoi, l'affrontement barbare que les écrans mettent en scène est devenu par le biais du jeu une compétition entre joueurs qui mesurent leur habileté technique, leur vélocité, leur expérience, etc.

Venons-en maintenant à l'art. Si l'art est, pour Freud, la voie royale de la sublimation, c'est que la création artistique ouvre un espace au sein duquel peuvent trouver à s'exprimer, se représenter et se satisfaire des pulsions dont la libération immédiate serait condamnée. Mais attention : une oeuvre d'art n'est pas un rêve, ce n'est pas un fantasme : c'est une oeuvre réelle qui, précisément, est disponible à la contemplation par autrui. L'oeuvre d'art, pour Freud, est bien la réponse à une frustration originelle des pulsions ; et en cela, elle rejoint le domaine du fantasme, de la réalisation "imaginaire" des pulsions susceptibles de refoulement. Ce qui différencie donc l'artiste du névropathe, pour Freud, c'est le fait que l'artiste, s'il suit le névropathe dans le "recours à l'imaginaire" pour satisfaire ses pulsions, retrouve néanmoins le "chemin de la réalité". En effet, ce qui différencie l'artiste de celui qui ne l'est pas, c'est précisément la capacité de l'oeuvre d'art d'éveiller chez le spectateur le désir qui se trouve exprimé, et de le faire "com-patir" avec la satisfaction représentée du désir. Par là, l'artiste sort de l'espace "narcissique" du fantasme et rejoint le monde, c'est-à-dire d'abord les autres. L'artiste est celui qui par son oeuvre trouve une voie de libération de ses pulsions sous une forme non seulement autorisée, mais valorisée par le regard de l'autre. Il y a donc bien sublimation, puisque la pulsion dont la réalisation est moralement condamnable trouve à s'exprimer sous une forme moralement valorisée !

Cette (psych)analyse des oeuvres d'art est évidemment particulièrement utile pour des oeuvres au sein desquelles la violence ou la sexualité éclatent sous une forme aussi reconnaissable que transformée, magnifiée... sublimée par le génie artistique. Pour la violence, on peut songer à Bacon (tableau 1), à Otto Dix (tableau 2), mais aussi à Delacroix (La mort de Sardanapale) ou même Picasso ou Braque, dont on ne doit pas oublier que le cubisme repose sur un démembrement préalable du corps humain. Au sens propre, les personnages des tableaux cubistes sont avant tout... des monstres, c'est-à-dire des créations dont on montre la déformation.

(Francis Bacon. Pour information : c'est un autoportrait...)

(Otto Dix : portrait d'anciens combattants)

Et en ce qui concerne cette autre domaine pulsionnel culturellement prédisposé à la censure : la libido (ensemble des pulsions sexuelles, avec le sens élargi que j'ai précisé en cours), on peut penser, par exemple, à Klimt, à Delacroix (encore lui)... et à bien d'autres, éventuellement plus classiques, comme Fragonard.

(G. Klimt, "Séduction". Danaé, séduite par Dieu, qui se change en pluie d'or...)

(Jean Honoré Fragonard, "Le verrou" ; on pourrait aussi songer à d'autres tableaux du même peintre, pleins de fraîche innocence, comme la "jeune fille faisant jouer son chien sur son lit"... que je me suis décidé à ne pas mettre sur le site !)

Bien. On peut alors prolonger notre raisonnement en remarquant que, si la création artistique est un support de sublimation des pulsions susceptibles d'être refoulées (pour Freud, la sublimation permet d'éviter le refoulement), il peut être envisageable d'utiliser la création artistique comme support thérapeutique. La création artistique permettrait ainsi la "levée du refoulement" portant sur les pulsions censurées, et l'ouverture d'un espace d'expression. C'est toute l'idée de "l'art-thérapie", dont nous avons vu ce matin qu'elle s'enracinait dans la prise en compte, notamment avec Prinzhorn au début du XX° siècle, des productions des schizophrènes internés dans les hôpitaux psychiatriques, en tant qu'oeuvres dotées d'une valeur artistique.

Prinzhorn ne cherche pas à "interpréter" les productions des schizophrènes ; il se contente des les mettre en collection, de les exposer en attirant l'attention du public sur le fait que ces productions peuvent être regardées comme des productions artistiques. Il n'exclut pas l'idée d'une "parole" formulée à travers ces oeuvres, mais son travail n'est pas de la délivrer des oeuvres en lesquelles elle se trouve prise. L'un des artistes les plus connus de ce que l'on appelle aujourd'hui la "Collection Prinzhorn" est Adolf Wölfli (sur lequel un petit article se trouve sur la wiki : http://fr.wikipedia.org/wiki/Adolf_W%C3%B6lfli), dont les tableaux sont un enchevêtrement de signes, de couleurs, de notes de musique, de symboles, de figures géométriques, etc.

 La valeur artistique des oeuvres de la Collection Prinzhorn se trouve d'ailleurs parfois attestée de façon un peu étrange... Ainsi, certains artistes modernes (nnotamment liés au surréalisme) semblent avoir fait usage de ces oeuvres.... sans toujours le dire ! Pour ne prendre que l'exemple de Max Ernst, on ne regardera pas forcément d'un même oeil ce tableau de Max Ernst (couverture des Cahiers d'Art de 1937) :

... quand on connaît celui-là, que l'on doit à l'un des schizophrènes de la collection Prinzhorn (dont on sait pa arilleurs que Max Ernst la connaissait) ; il s'agit du "berger merveilleux" de Neter (de son vrai nom August Natterer) :

 Bien. Mais si l'oeuvre d'art est ce que l'artiste produit lorsqu'on l'enferme, n'est-ce pas qu'il cherche dans la création artistique un substitut de libération-expression de ses pulsions ? C'est vraisemblable. Et ce l'est d'autant plus que l'on peut fort bien comprendre en quoi la création artistique possède des potentialités thérapeutiques.

En effet,

     a) la création artistique ouvre un espace dans lequel les pulsions (désirs, angoisses) peuvent trouver à se libérer de façon moins "contrôlée", plus spontanée que dans l'espace du discours. La main qui dessine obéit à des forces que je ne maîtrise pas entièrement, je peux être moi-même spectateur de ce que ma main trace. De plus, le fait que la figuration de la réalisation pulsionnelle se trouve projetée dans un espace "inoffensif" permet une déculpabilisation de la satisfaction. Si l'agressivité que j'exprime n'est que celle d'un personnage que je joue dans une pièce de théâtre, où est la faute ?  Comme le veulent les surréalistes, l'art est la voie d'accès la plus directe aux profondeurs de l'inconscient, puisqu'il permet d'échapper aux procédures de contrôle / censure de la conscience (c'est notamment l'avis d'André Breton) ; c'est d'ailleurs ce qui fonde le procédé dit "d'écriture automatique", dont voici un exemple, dû à André Breton (il y répond à une jeune fille de 16 ans qui l'interroge sur l'écriture automatique...)

[L'intégralité de l'échange se trouve ici : http://www.dialogus2.org/BRET/ecritureautomatique.html]

Chère Morgane,

Par le sable du temps, la transparence exige de moi de toujours me trouver sous les pas d'une aubépine, derrière nous un parfum de furet, mais lorsque ce poignet quitte la main courante, vous avez, c'est heureux, disparu.

Votre rêve ne passera pas avant que vous soyez passée. Ne désespérez pas du monde dans lequel une feuille de lierre a toutes les chances de rassembler dans sa sève le souffle même de sa nervure. N'essayez pas, ne cédez rien au désenchantement. Par une ironie du sort, le vide se transforme bientôt en trop plein et la voix dans le rêve accentue des plaisirs de feu. Ce qui disparaîtra de votre esprit est ce qui fait ombre à l'amour.

Je vous le souhaite également.

André Breton.

     b) En projetant la motion pulsionnelle dans un espace de jeu (narratif, pictural, etc.), je lui donne forme. L'objet de l'angoisse (par opposition à la peur) est, par définition, sans visage. L'objet de l'angoisse, c'est ce qui ne ressemble à rien d'autre et qui peut surgir de nulle part. En projetant l'angoisse dans une image, un récit, je pose un visage, un nom sur cet objet, et par là-même je le prive de sa dimension la plus angoissante. Une chose sans nom jaillissant de nulle part... voilà un objet d'angoisse nettement plus violent qu'une sorcière cachée dans placard ! Ce dernier exemple s'adresse évidemment au cas de l'art-thérapie appliquée aux enfants. Mais en nommant l'objet de l'angoisse "sorcière", en l'enfermant dans son placard qui grince et en lui faisant tomber des livres sur la tête, nous ne faisons qu'introduire l'enfant à ce qui constitue la dimension sublimatoire de l'oeuvre d'art, qui donne forme à nos désirs méconnaissables, à nos angoisses sans nom.

     c) Enfin, en donnant à la satisfaction pulsionnelle une forme stable, j'autorise un processus de manipulation, de transformation qui est aussi un processus d'appropriation, de domestication. La sorcière grimaçante que l'enfant retrouve dans son dessin n'est pas laissée à l'état de menace latente : elle est aussitôt capturée, emprisonnée dans un récit que l'enfant invente ; en inventant l'histoire, l'enfant manipule la sorcière, s'en rend maître, la dompte. Et à travers elle, c'est l'objet de son angoisse qu'il apprend à maîtriser. Pour reprendre une situation enfantine, il ne sert pas à grand chose d'ouvrir le placard pour montrer qu'il n'y a pas de sorcière dedans. L'enfant le sait déjà, et il sait encore plus que vous, vous le savez. La sorcière n'est qu'une image qu'il interpose entre lui et ses angoisses, entre les forces qu'il ne peut nommer mais dont il sait que, en lui et hors de lui, elles constituent une menace pour son intégrité.

Il vous faudra alors devenir... artiste ! Et, comme au jeu du cadavre exquis, saisir l'image, la métaphore qu'il vous tend pour la filer, la mettre en récit, la domestiquer par une histoire qui domestiquera la sorcière après quelques péripéties qui l'enverront, badaboum, dans le chaudron. Il vous faudra tisser une oeuvre d'art avec un fil d'angoisse, faire de la mosaïque avec ces débris informes qui ne ressemblent à rien, bâtir une histoire cohérente à partir de désirs contradictoires.

Bref, il faudra faire pour lui ce que l'artiste des musées fait... pour nous. Être parents : c'est tout un art !

A demain...

 

 

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