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Notre raison, la nôtre (19.10.09)

Bonsoir,

Dans le cadre du corrigé des devoirs surveillés (portant sur le thème de la liberté), aucun d'entre vous n'a choisi de justifier / illustrer / synthétiser la thèse suivante (en rapport avec le sujet "Pouvons-nous nous libérer de nos origines ?")  : renier ses origines, c'est renoncer à sa liberté ; c'est une absence bien légitime, puisque j'avais indiqué sur le sujet que cette argumentation était... difficile.

Mais précisément parce qu'elle est difficile, elle est aussi intéressante, notamment en ce qu'elle nous permet d'articuler le cours sur la liberté et celui qui porte sur raison et réel. Cette thèse est également intéressante en ce qu'elle nous permet d'envisager la liberté, non plus seulement comme liberté individuelle, mais bien comme liberté d'un peuple.

Comment soutenir cette thèse ? Être libre, nous l'avons dit, c'est agir conformément à ce que l'on pense, à nos convictions, à notre raison. En quoi "nos origines" pourraient-elles nous y aider ?

Si la raison était strictement universelle, si l'exercice de la raison menait chaque homme à des conclusions strictement identiques, alors on pourrait admettre que nos origines, qu'elles soient familiales, sociales ou culturelles (chaque niveau inclut ici le précédent) n'ont rien à voir avec la liberté. Mais justement, notre cours sur raison et réel nous a montré que la raison ne pouvait s'exercer qu'en prenant appui sur des prémisses, des hypothèses, des choix qui n'étaient pas eux-mêmes rationnellement démontrables. Nous rencontrerons cette affirmation lors de notre prochain cours, puisque nous verrons qu'elle vaut aussi pour les mathématiques. Mais si nous restons dans le cadre de la "rationalisation" du monde (sensible) nous avons montré que toute rationalisation reposait sur des choix (choix de définitions, choix de rapports entre les choses, etc.) qui n'étaient pas eux-mêmes "démontrables" (on ne peut pas "démontrer" qu'un chômeur peut ou non avoir travaillé + de 78 heures le mois d'avant... c'est un choix dans notre définition du chômeur.)

Être libre, c'est obéir conformément à ce que notre raison nous dit du monde ; c'est donc obéir conformément à ce qui découle de notre rationalisation de la réalité. Or précisément, ce que nous venons de rappeler implique qu'il existe toujours plusieurs rationalisations possibles de la réalité ; chaque système de "choix" pose les fondements d'une nouvelle rationalité. Ainsi, en fonction de notre définition de l'homme (c'est-à-dire de notre représentation de ce qui constitue la "nature humaine"), les rationalisations que nous pourrons opérer du comportement humain (dans les domaines social, économique, etc.) nous conduiront à des indications concernant ce qui constitue "le comportement rationnel à adopter" différentes. Ainsi, si le but est de faire baisser le chômage, et qu'un individu qui a travaillé 78 heures le mois précédent n'est pas un chômeur, alors il est rationnel de chercher à encourager l'intérim ou "l'emploi précaire". Mais si nous incluons cet individu dans le nombre des chômeurs, alors cette stratégie n'a plus rien de rationnellement efficace.

Bref : ce qui apparaît "rationnel" (je ne dis pas : ce qui "semble" rationnel, mais ce qui se montre comme rationnel après un examen réfléchi) dépend des choix sur lesquels repose notre rationalisation du monde.

Or c'est précisément ce qui va nous permettre de comprendre le rôle des origines. Car ces "choix" sur lesquels repose cette rationalisation du monde (notre saisie du monde par notre raison), dans la mesure où ils ne sont pas "déduits" de façon rationnelle mais posés par nous, ne peuvent avoir qu'une origine culturelle. Ainsi, qu'est-ce qui peut orienter notre réponse à la question "qu'est-ce qu'un être humain ?" si ce n'est la culture à laquelle nous appartenons ?

 

Le fait que l'exercice de la raison repose sur des fondements non démontrables "casse" l'opposition entre rationnel et culturel. Des individus de culture différente peuvent raisonner logiquement et aboutir à des conclusions différentes, dans la mesure où les fondements non "rationnels" de leur raisonnement seront différents. Pour anticiper sur notre examen des mathématiques : un individu qui choisit de poser l'axiome (non démontrable) selon lequel "par un point situé hors d'une droite, on peut faire passer une et une seule parallèle à cette droite" n'aboutira pas aux mêmes conclusions que celui qui affirme que l'on peut en faire passer une infinité, ou aucune (ce qui n'est pas démontrable non plus : c'est un choix... mais nous y reviendrons). Tous les deux raisonneront de façon logique : mais les fondations non démontrables de leur raisonnement seront différentes... et leurs conclusions, par conséquent, le seront aussi.  

Retrouver notre origine culturelle, c'est donc retrouver NOS choix pour les mettre à la base de notre rationalisation du monde. Et en cela, c'est retrouver la liberté, comme comportement fondé sur NOTRE saisie rationnelle du monde. Retrouver notre origine, c'est retrouver les choix non démontrables qui sont bien les nôtres, c'est exercer notre raison sur des principes qui sont bien ceux qui sont conformes à notre identité. En cela, retrouver ses origines, c'est bien recouvrer... la liberté.

Cet argumentaire est loin d'être purement "théorique"... comme le savent tous les pays qui ont un jour été colonisés, et qui savent qu'il ne suffit pas de chassr l'envahisseur pour redevenir "libre". Cette idée est près importante pour comprendre l'une des notions que, me semble-t-il, vous avez au programme d'histoire-géo : celle "d'islamisme".

 

Image du Blog leylaloukoum.centerblog.net

 

Au sens large, peut être considéré comme "islamiste" toute doctrine qui tente de faire reposer l'agir politique sur des principes issus du Coran. C'est une définition large... mais c'est la seule qui soit capable d'englober l'ensemble des "mouvances" islamistes, de l'islamisme chiite iranien (qui est très particulier, et qu'il faut donc se garder de considérer comme un cas "représentatif" de l'islamisme... contrairement à ce que suggèrent parfois vos manuels ! ) à l'islamisme des "Frères Musulmans" des années 20 en Egypte, en passant par le parti islamiste Turc actuellement au pouvoir (qui, accessoirement, est pro-européen).

Si nous prenons l'un des premiers groupes "islamistes" du XX° siècle, celui des Frères Musulmans dans l'Egypte des années 20, on s'aperçoit que le "recours à l'Islam" est avant tout un retour à l'Islam. Et ce retour est inséparable du contexte géopolitique de l'Egypte de lépoque, encore sous domination britannique. Revenir à l'Islam, pour les Frères (et notamment pour le père fondateur de la confrérie, Hassan al-Banna), ce n'est pas appliquer à la lettre un impératif coranique les invitant au "jihâd" (dont il faut toujours rappeler qu'il désigne d'abord et avant tout l'effort sur soi, avant de désigner la lutte contre l'autre). Si les Frères Musulmans "mélangent" religion et politique, c'est d'abord parce que religion et politique SONT bel et bien liées dans le combat qu'ils mènent contre le colon britannique.

Car une colonisation ne se résume pas à une occupation militaire où à une exploitation des ressources et des hommes. Toute "colonisation" véritable est AUSSI une colonisation culturelle, qui vise à substituer à la culture des membres d'un pays la culture du pays dominant. Tous les grands empires l'ont compris... et mis en oeuvre. Staline avait très bien compris que pour asseoir une domination véritable sur les habitants des pays de l'Asie centrale, il fallait les démunir de leur culture... ce qu'il fit notamment en les empêchant de parler leur langue, voire en "créant" des langues artificielles. Cela vaut aussi quand on ne cherche pas à coloniser, mais à esclavagiser : les maîtres du commerce triangulaire avaient fort bien compris que, pour éviter toute rébellion politique des Africains exportés, l'une des conditions était de leur retirer tout support d'identification culturelle (notamment religieux) : ce qu'ils firent... c'est même ce à quoi on doit d'avoir vu naître le jazz ! Mais n'anticipons pas trop...

 

 

Les peuples colonisés (comme l'Egypte) pour retrouver leur liberté, n'ont donc pas seulement besoin de "bouter les Anglois" hors de leur pays, selon le vieux projet (religieux lui aussi) de Jeanne d'Arc. Ils ont également besoin de se réapproprier leur culture, de retrouver leurs origines pour remettre au jour les choix fondamentaux qui sont les leurs.

Dans l'esprit des Frères Musulmans, le "retour au Coran" ne doit donc pas se comprendre comme un "retour au religieux contre la raison" (ça, c'est un discours de colonisateur...). Le "retour au Coran", c'est le retour à l'identité culturelle d'origine, le chemin de rappel vers les choix fondamentaux d'une communauté culturelle, chemin qui rend possible une rationalisation du monde fondée sur des principes conformes à l'identité profonde des Egyptiens musulmans. Et cela ne vaut (évidemment) pas que pour les musulmans d'Egypte. Lorsque les thibétains d'aujourd'hui parlent le langage de leur religion, c'est aussi pour combattre un impérialisme culturel, plus mortel encore que la domination militaire. Lorsque les Africains ouvrent des musées consacrés au "Vaudou", à l'animisme, c'est très souvent pour rappeler une manière de voir le monde qui fut détruite par la colonisation. Lorsque les indiens des réserves américaines maintiennent des traditions ancestrales, c'est aussi pour lutter contre une "états-unisation" culturelle (d'où l'affreux tragique de leur "folklorisation" touristique...). N'y voir que des restes de croyances obscurantistes, c'est être à la fois myope et idiot.

 

Un dernier exemple, encore issu du monde musulman. La rationalité économique (et donc la théorie économique) ne repose pas seulement sur une définition / conception de l'homme, comme nous l'avons déjà montré dans un cours précédent. Elle repose aussi sur les choix par lesquels se trouvent définis ses concepts fondamentaux... comme celui (tout simplement) de "propriété".

Il n'est pas si simple de définir la propriété. Dans la tradition occidentale moderne, le "propriétaire" d'une chose est d'abord celui qui en a obtenu le titre juridique de propriété : soit parce qu'il en est le "découvreur", soit parce qu'il en est le producteur, soit parce que l'ancien propriétaire le lui a cédé (vente, leg, héritage, etc.). Le point important ici est que le propriétaire est propriétaire ab usum et abusum : il peut user et / ou abuser de son bien ; il peut en faire absolument ce qu'il veut, dans la mesure où il en est le propriétaire ABSOLU.

 

Ainsi, les droits reconnus aux propriétaires d'esclaves doivent souvent moins être lus à la lumière de théories racistes qu'à celle du statut de "propriété" qui est celui des esclaves. Si le maître a droit de vie et de mort sur ses esclaves, c'est moins parce que ces esclaves sont des semi-hommes que parce qu'il en est, tout simplement, le propriétaire. La conception raciste du monde ne justifie ici que le fait de considérer un homme comme objet de propriété) Dans la tradition économique occidentale, si vous êtes propriétaires d'un champ, vous pouvez aussi bien le cultiver qu'y mettre le feu ou le laisser en jachère : personne ne peut vous dire quoi que ce soit, puisqu'il s'agit de VOTRE propriété. "C'est à moi, j'en fais ce que je veux".

Une telle conception de la propriété n'est pas celle de la tradition islamique. En Islam, l'homme n'est jamais le propriétaire ABSOLU d'une partie du monde naturel. Le monde a été confié aux hommes par Dieu, qui en a fait les gérants. L'homme n'est pas le propriétaire du monde : seul Dieu l'est. Et en tant que gardien auquel la gérance a été confiée, l'homme n'a en rien le droit de détruire tout ou partie de ce monde. Celui qui saccage le bien qui lui a été confié perd ses droits à la gérance : un homme qui, faute de l'entretenir (en islam, tout droit de propriété traduit un travail, actuel ou passé) met en péril la source qui coule sur son terrain, perd son droit de gérance sur cette source.  

 

Cette conception de la propriété n'est ni plus "vraie", ni plus "fausse" que la conception occidentale. Comment voulez-vous démontrer rationnellement que l'une est plus vraie que l'autre ?

Leurs effets respectifs ne sont pas les mêmes, c'est vrai (et on peut d'ailleurs noter que le souci actuel des "générations futures", auxquelles nous dervons transmettre ce que nous avons reçu sans l'avoir trop massacré, rapproche la doctrine occidentale de sa consoeur islamique). De cette définition de la propriété découle, dans les deux traditions, toute la conception du salariat, de l'échange monétaire, du prêt, de l'investissement, etc. Bref, toute la théorie économique. En cherchant, depuis le début du XX° siècle, à retrouver la conception "islamique" de la propriété, les Musulmans (notamment ceux du monde arabe, ainsi que ceux des pays d'Asie du Sud-Est) ne cherchent pas à "fonder l'économie sur Dieu". Encore une foi, le fait de frémir bêtement devant la notion "d'économie islamique" n'a pas de sens (d'ailleurs, toutes les banques que vous connaissez en font, de BNP Paribas à l'Union des Banques Suisses). Ce qui, en revanche, est important, c'est de comprendre que derrière ce "retour au Coran", c'est la recherche des principes sur lesquels fonder l'exercice de la raison, principes qui ne peuvent être qu'empruntés à une culture (par la théorie économique, les échanges, etc.), qui se joue. Dans "l'économie islamique", le jeu n'est pas celui de la religion contre la raison ; c'est le jeu de la recherche des choix culturels à partir desquels et grâce auxquels on pourra réfléchir. La question des économistes de l'économie islamique est : sur quels principes doit-on fonder une théorie rationnelle de l'économie si l'on veut que ces principes soient bien les nôtres ? 

Car ce qu'ont très bien compris les pays musulmans anciennement colonisés, c'est que la pire des dominations est celle qui conduit le dominé à penser comme son maître. Le syndrôme de Stockolm vaut aussi pour les peuples...

 

 

En résumé, la lutte armée peut (peut-être...) vaincre la domination des corps ; mais seul le retour aux origines culturelles peut gagner la bataille de l'âme. La domination des corps ne s'entend pas sans celle de l'esprit : et si un pays "décolonisé" cherche à retrouver le terreau culturel qui fut le sien, c'est pour se réapproprier sa propre identité, retrouver les choix fondamentaux qui fondent toute saisie du monde par la raison et qui constituent SES choix.  

 

Bonne nuit...

 

 

 

 

 

 

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