Nul n'est méchant volontairement (13.10.09)

 Bonsoir,

Comme l'auront constaté ceux qui auront eu la curiosité d'aller voir le message précédent, nous avons tenu notre programme. Et nous en avons même profité pour affiner un peu notre analyse du texte d'Epictète, au passage, puisqu'au lieu d'un argument, nous en avons trouvé deux. La philologie (l'étude des textes anciens) est un art merveilleux.

L'idée-clé, nous l'avons dit, est que pour un Grec de l'Antiquité considérer la liberté comme une "faculté", comme une simple possibilité, n'a aucun sens. Pouvoir agir conformément à la raison débouche nécessairement sur le fait d'agir de façon raisonnable, puisque tout autre choix serait... irrationnel.

Chez Epictète, nous avons vu que cette irrationalité tenait principalement au fait qu'agir conformément à la raison nous donnait accès à l'état de paix de l'âme, l'ataraxie, fondée sur l'accord de soi-même avec soi-même, qui définit le bonheur. Choisir le désir contre la liberté, renoncer à agir conformément à la raison pour atteindre un objet désiré revient donc à rechercher le bonheur en abandonnant la seule voie qui permet de l'atteindre, ce qui est absurde. "Absurde" ne veut cependant pas dire que les individus ne s'y trompent jamais ; Epictète est ici d'accord avec Epicure sur le fait que la quête spontanée, irréfléchie, du bonheur, s'engouffre généralement sur des pistes malencontreuses ; bon nombre d'individus croiront agir pour leur Bien en oubliant la raison pour obtenir une jouissance particulière. Mais précisément, c'est parce qu'ils réfléchissent mal. La voie du bonheur est simple, mais l'homme est un animal spontanément compliqué ; il lui faut donc une méthode réfléchie pour désigner la voie du bonheur véritable. Et pour Epicure, cette méthode, ce sera tout simplement : la philosophie.

Si l'homme choisit donc la jouissance contre l'ataraxie (le plaisir plutôt que le bonheur), ce n'est donc pas parce qu'il choisirait l'irrationnel, mais parce qu'il réfléchit mal. Nous touchons ici l'un des principes majeurs de toute la pensée antique : l'homme ne peut pas vouloir le mal. S'il semble choisir "le" Mal, c'est qu'en réalité il choisit mal ; choisir l'irrationnel, c'est mal réfléchir. Je voudrais revenir un peu sur cette idée que nous n'avons pu développer que rapidement en cours.

Pour les philosophes de l'Antiquité grecque (tenons-nous en à Socrate, Platon, Aristote, Epicure, les Stoïciens), le Bien, le Juste, le Vrai sont autant de déclinaisons du Rationnel. Pas plus en mathématiques qu'ailleurs, il n'y a de "vérité irrationnelle" ; la vérité (mathématique ou non), c'est ce à quoi l'on aboutit lorsque l'on suit un raisonnement logique. De même, ce qui est Juste est nécessairement conforme à la raison : pour Platon, la Cité juste est celle au sein de laquelle les rapports sociaux (et notamment les rapports entre les catégories sociales) sont régis par la raison (d'où le rôle clé du "philosophe-roi"). Pour Aristote, la Cité juste est celle au sein de laquelle les rapports entre individus sont régis par des lois conformes à la raison.

Chez Aristote, le "logos" atteint sa pleine polyvalence : il est à la fois langage, discours et raison. Mais cette polyvalence ne se découpe que sur le fond unitaire de la raison. Car à quoi sert le langage pour Aristote ? On pourrait être tenté de dire que le langage nous permet d'atteindre la vérité en produisant du "discours rationnel" (de la Science), ce qui permettrait effectivement de relier langage et raison. Et, de fait, chez Aristote les lois du langage sont avant tout les lois de la logique (les lois de la raison) ; le discours achevé, c'est le discours qui construit des enchaînements logiques permettant d'atteindre des vérités (par l'intermédiaire, notamment, des "syllogismes" du type : "Socrate est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel"). C'est par le discours que l'homme atteint le vrai, et le vrai est rationnel : par où le "logos" est à la fois langage et raison.

Mais ce n'est pas cet angle que privilégie Aristote. Pour lui, ce qui différencie radicalement le langage humain des cris des animaux, c'est que ces derniers ne visent qu'à désigner l'utile et le nuisible ("attention, danger !", "Aïe, ça fait mal", "Mmmmh, c'est bon", etc.) Alors que le langage humain, lui, permet de dire le juste et l'injuste.  

Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste et de l’injuste et des autres notions de ce genre. " (Aristote)

Si l'homme possède le langage, c'est donc aussi pour lui permettre d'exprimer ce type de jugements auxquels lui seul a accès : les jugements de valeur. Or, de même que pour le Vrai, le Juste ne se fonde pas sur autre chose que la raison. L'échange juste, pour Aristote, c'est l'échange rationnel : c'est d'ailleurs pourquoi, chez Aristote, on peut utiliser un vocable mathématique pour exprimer les différents types de justice :

     a) justice arithmétique (chacun reçoit la même chose)

     b) justice géométrique (chacun reçoit proportionnellement à ses mérites)

... et d'autres encore. De même, nous verrons que si l'on peut admettre, dans l'application de la loi, une forme de justice qui va au-delà de la simple "légalité" ("l'équité"), c'est dans la mesure où celle-ci va au-delà d'une application "mécanique" de la loi pour lui substituer une application réfléchie. Bref, tout ce qui est juste est nécessairement conforme... à la raison. Et si l'homme est doté du langage, et si le langage permet de dire le Juste et l'Injuste, c'est encore une fois parce que le "logos" est à la fois langage et raison.

Bien. De tout ceci nous pouvons conclure une thèse fondamentale : si l'homme se détermine conformément à la raison, alors il choisira nécessairement.... le Bien. Celui qui "choisit le mal", soit n'a pas réfléchi, soit a mal réfléchi. Il n'y a pas de "choix rationnel du mal" ; pour un Grec de l'Antiquité, ça ne veut rien dire, pas plus que n'aurait de sens pour un mathématicien le fait de "choisir rationnellement la contradiction".

Si l'homme faisait toujours des choix rationnels, il choisirait toujours le Bien : c'est pourquoi la philosophie est à la fois "recherche de la vérité" et "amour de la sagesse" : ce sont une seule et même chose.

L'une d'entre vous m'a très justement fait remarquer qu'une telle conception mettait à mal le fait de comprendre un phénomène humain comme "Hitler". C'est une remarque pertinente, mais non sur le fond : car Hitler aussi croyait choisir le Bien, et il réfléchisssait mal... ce en quoi le fait de dire "Hitler était fou" peut encore avoir un intérêt philosophique (ce qui est rarement le cas). Il est ici philosophiquement intéressant de savoir que les thèses hitlériennes reposait sur des fondements scientifiques erronés, subordonnés à une conception du monde délirante alimentée par des "mythes" tels que ceux de la race arienne.  Mais Hitler croyait très sincèrement choisir le Vrai et le Bien : la lecture de "Mein Kampf" témoigne suffisamment du fait qu'Hitler cherche inlassablement à démontrer la validité de ses thèses, en utilisant (par exemple) tout le registre de la découverte progressive de la Vérité : autrefois je n'étais pas antisémite, je le suis devenu en me confrontant à la réalité du monde, etc. Hitler croit au complot Juif, il croit à la véracité du "Protocole des Sages de Sion", etc. Il choisit le mouvement, pas la destruction. L'extermination n'a pour lui de sens que dans un processus d'épuration, c'est-à-dire d'amélioration. Hitler n'a pas choisi rationnellement le mal : il a choisi ce qu'il considérait pathologiquement comme le bien.

Ceci n'a (évidemment) aucun impact sur la façon dont on doit considérer ses agissements ; en revanche, cette précision détruit la possibilité de le considérer comme un "Diable". Hitler n'est pas diabolique, puisqu'il il ne choisit pas rationnellement le mal. Et, en cela, il confirme plus qu'il ne dément l'affirmation grecque selon laquelle un choix rationnel du Mal est impossible.

Mais si le choix du Mal est impossible, comment peut-on encore parler.... du Mal, puisque c'est une option qui n'existe dans aucun choix véritable ? Eh bien justement, pour un Grec, le mal... n'existe pas. Ce qui existe, c'est un Bien "raté", "manqué" : soit parce qu'on n'a pas réfléchi, soit parce que l'on a mal réfléchi. Le choix du mal, c'est tout simplement... un mauvais choix, un choix "de mauvaise qualité", un choix erroné. Le fondement du mal, ce n'est pas le vice : c'est l'erreur !

Pour Socrate, pour Platon, pour Aristote, choisir le mal, c'est en fait : mal réfléchir.

Tout ceci doit vous éviter une erreur de lecture fréquente concernant les textes de l'Antiquité. Cette lecture consiste à les "moraliser" à la mode chrétienne : dans l'optique du christianisme, le choix du mal devient possible ; et il y a même un personnage pour l'incarner : le Diable, Lucifer, Satan. Ceci ne signifie pas que l'idée d'une entité "maléfique" apparaîtrait avec le christianisme. En vérité, elle était là bien avant, ne serait-ce que dans l'Ancien Testament, à travers le personnage du Serpent (qui séduit Eve, qui séduit Adam). On en trouverait encore une très belle illustration dans la tradition juive, avec "Lilith", la première femme d'Adam, telle qu'elle apparaît notamment dans un commentaire rabbinique tardif (vers le IX° siècle après JC) de l'Ecclésiaste : l'Alphabet de Ben Sira. Mais ce qui nous intéresse, c'est que la christianisation de l'Occident a intégré à la pensée occidentale l'idée d'un "choix rationnel du mal", impensable pour la pensée antique.

C'est d'ailleurs cette absence de "mal absolu" dans la pensée grecque qui explique (en partie) le fait que les dieux de la mythologie grecque ne soient pas toujours...  des anges. A partir du moment où le choix du mal n'est qu'un mauvais choix, il n'y a pas besoin de faire des dieux des "diables" pour expliquer qu'ils puissent commettre des actes répréhensibles. Arès, le dieu de la guerre, n'est guère reluisant (il est vrai que c'est le dieu.... de la guerre) ; mais ce n'est pas parce qu'il serait "diabolique" : c'est parce qu'il se laisse entraîner par ses passions. Même Zeus peut faire de mauvais choix ; mais ce n'est pas parce qu'il choisit "le mal", c'est parce qu'il se laisse entraîner par sa jalousie ou sa colère. Bref, qu'il réfléchit mal, à ce moment-là. Et si Platon condamne absolument ces représentations des dieux (il critique très violemment Homère et Hésiode), ce n'est pas parce qu'elles feraient des dieux des dieux "mauvais" ; mais parce qu'elle en fait de mauvais dieux, qui se trompent faute de réfléchir calmement.

Pour les curieux, cette gravure représente Héphaïstos surprenant sa femme (Aphrodite) avec Arès...

Encore une fois, choisir le mal, c'est mal choisir. Et par conséquent, lorsque Epictète nous dit de renoncer au festin pour garder notre liberté, il ne nous dit pas "renoncez à ces désirs bassement matériels, c'est indigne de vous", ou "ne vous laissez pas aller à la facilité des désirs superflus, il faut vaincre tous ces appétits corporels détestables". Il dit tout simplement : si vous choisissez le festin, c'est que vous êtes bêtes ; vous n'êtes pas indignes ou méchants : vous vous trompez. Si vous réfléchissiez mieux, vous verriez que la clé de votre bonheur est dans votre liberté, puisque c'est elle qui mène à l'ataraxie.

De même, lorsque Epicure nous dit : "fuyez le luxe", il ne nous dit pas "vous allez corrompre votre âme avec les désirs du corps, seul l'esprit est digne de votre attention" ; il nous dit tout simplement : le luxe ne va pas vous rendre heureux, puisqu'il va vous rendre dépendant de choses qui ne dépendent pas de vous, ce qui va vous mettre en danger de frustration, et donc vous plonger dans l'angoisse, etc. Les plaisirs du luxe ne sont pas "mauvais" en eux-mêmes (pour Epicure, AUCUN plaisir n'est mauvais en lui-même) ; mais ils sont de mauvais chemins pour être heureux.

Bref, lorsque les philosophes grecs nous disent : choisissez la liberté plutôt que les plaisirs, ils ne nous disent pas : "attention, c'est mal, repentez-vous". Ils nous disent : "attention, vous vous trompez, réfléchissez mieux".

En ce sens, celui qui poserait un réel problème à la pensée grecque, ce n'est pas Hitler... ce serait plutôt Sade. Sade incarne bel et bien l'idée selon laquelle on peut choisir la souffrance, la cruauté, et tous les déréglements des moeurs. Sade est celui qui dit "le choix rationnel est le choix du "mal", du vice, de la perversité, du mensonge, de la violence, de la cruauté ; pour Sade, la nature ne veut pas l'ordre et l'harmonie, elle veut la domination, et l'humiliation du faible par le fort. Pour Sade, la destruction ne devient pas un moyen en vie d'un Bien supérieur : elle est une fin en elle-même.

Pour Socrate, Platon, Epicure ou Epictète, Sade resterait probablement.... un mystère. A moins qu'ils n'admettent que, là où Sade croit raisonner, il ne fait que discourir dans tous les sens. Il est vrai que, pour un Grec, un boudoir n'est pas nécessairement le meilleur endroit pour philosopher ; mieux vaut une agora, un portique... ou un jardin !

Bonne nuit... 

 

 

 

 

 

 

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