Art Politique (16.03.10)

 Bonjour,

 

Avant de tourner la page "politique" de notre journal, nous sommes revenus une dernière fois sur la nature de la loi politico-juridique, dans son opposition avec les lois de la nature telles que la science les saisit. Nous avons commencé par tenter de donner un sens précis à quatre concepts "ECJS"' : intégration sociale, insertion sociale, marginalité (sociale) et exclusion (sociale), pour mettre en lumière le champ social problématique. 

Commençons par découper deux espaces, possédant un espace commun : l'espace des échanges sociaux et celui de la légalité. Le fait de participer aux échanges sociaux (d'obtenir un travail, un logement, de participer à la vie culturelle, etc.) définit l'insertion sociale ; on qualifie parfois l'insertion sociale "d'insertion socio-professionnelle" : ceci souligne la dimension clé du travail dans l'inscription sociale, le travail étant à la fois la porte d'accès aux échanges  économiques (production / consommation, loisirs, etc.) et un facteur majeur de socialisation. On ne doit cependant pas sous-estimer d'autres composantes de l'insertion sociale : le fait, par exemple, d'avoir un logement fixe est une condition tout aussi fondamentale : elle conditionne l'accès à la plupart des services sociaux... et notamment ceux qui concernent la communication ! Même pour avoir un téléphone portable... il faut une adresse fixe.

Le fait de participer aux échanges dans le cadre de la loi, conformément à la législation, c'est-à-dire dans des conditions de justice prescrites par le droit, définit quant à lui l'intégration sociale.

Il reste deux espaces : celui qu'occupent les membres du corps social qui, sans entrer dans l'illégalité, ne participent pas, ou très peu, aux échanges sociaux (pas de travail, pas de logement, etc.) : c'est l'espace de la marginalité, dont l'archétype est le "SDF".

Le dernier espace est celui de l'exclusion sociale : il désigne l'espace occupé par ceux qui sont exclus du domaine du droit (notamment parce que leur présence même est illégale...) mais qui participent pourtant aux échanges sociaux (travail, logement). Le personnage-type est ici celui du "Sans-Papiers", dont on reconnaît (depuis peu...) qu'il participe à l'espace de la production (bâtiment, restauration...) d'une façon qui ne peut pas même être considérée comme marginale.

Manifestation de travailleurs sans papiers (mai 2008 ; source Rue89)

L'espace social qui pose le problème de la justice sociale, dans son rapport au droit, est évidemment le dernier. Et ce, pour une raison simple... c'est que le droit sert à quelque chose ! La fonction républicaine du droit est, nous l'avons vu, de garantir à chacun la jouissance de ses droits fondamentaux, d'entraver la domination de l'homme sur l'homme. Par conséquent, un espace d'échanges délivré de la tutelle du droit est, par lui-même, un espace d'émergence pour toutes les formes de violence sociale.  Comme l'indique l'illustration ci-dessus, un travailleur sans papiers a des droits ; le problème est qu'il ne peut les faire valoir, puisque tout recours devant les autorités de l'Etat le condamne à être expulsé du territoire. Des exemples récents montrent que même le fait, pour une lycéenne, de porter plainte pour maltraitance à l'égard de son frère peut conduire immédiatement à la garde à vue et à l'expulsion.

Tel est le vice fondamental du domaine de l'exclusion : dans la mesure où les individus ne sont plus à même de faire valoir leurs droits, ils retombent dans le champ de la domination, de l'exploitation que le droit avait précisément pour fonction d'endiguer. Le scandale des incendies parisiens de 2005 a montré que les Sans-Papiers, notamment, ne sont pas des SDF : ce sont souvent des familles qui vivent dans des conditions d'hygiène et de salubrité désastreuses, à des tarifs rendus exorbitants par le fait  même que le locataire est incapable de faire valoir ses droits. Le travail ou le logement "au noir" sont bien des espaces d'exclusion sociale, dans la mesure où, en échappant au contrôle de la loi, ils réactivent les formes de violence interindividuelle, d'exploitation auxquelles le "droit du travail", le "droit du logement", etc. doivent faire obstacle.

Un dessin de Fanch... très engagé dans la lutte contre les expulsions de Sans-papers

L'exclusion sociale est source de violence sociale : la question est donc de savoir comment le droit, par sa formulation et son application, peut tenter de faire diminuer (ou disparaître....) cette frange d'injustice. Et, à ce sujet, deux thèses s'affrontent depuis... fort longtemps. La première, que l'on pourrait appeler "libertaire", affirme que c'est en rendant le droit moins contraignant, moins répressif que l'exclusion sociale pourra être vaincue ; la seconde, que l'on pourrait appeler "sécuritaire", affirme au contraire que c'est en rendant le droit plus strict, les contrôles plus fréquents et les sanctions plus sévères que l'espace de l'exclusion diminuera.

Notre tâche sera ici, non pas de choisir un camp, mais de montrer qu'un tel "choix" théorique n'a aucun sens lorsque l'on cherche à faire abstraction du champ et des conditions sociales au sein desquels la question se trouve posée. Dire que le droit est toujours plus efficace lorsqu'il se montre plus conciliant est une thèse tout aussi infondée que sa réciproque. Car le problème de l'exclusion sociale, s'il pose le problème de la violence sociale, ne prend une véritable consistance que lorsqu'on envisage des problèmes spécifiques, qui n'exigent pas nécessairement la même réponse juridique.

Cette variation de l'efficacité du droit en fonction de son contexte social d'application a une raison théorique forte : c'est que la loi juridique n'est pas une "loi de la nature" : contrairement aux lois que produit la science, les lois juridiques sont des normes, et non des règles.

     a) La loi scientifique ("U = RI", etc.) décrit la réalité, et permet de la prédire ; mais sa formulation n'a évidemment aucun impact sur les phénomènes eux-mêmes : la vitesse de la lumière n'a pas changé parce qu'Einstein a énoncé la loi : "e = mc²".

     b) La loi juridique ("il est interdit de...") ne décrit pas le comportement des individus : il formule ce que ce comportement doit être, et non ce qu'il est. Par ailleurs, l'inscription de la loi dans le droit positif a un impact sur le comportement des individus (sans quoi le droit positif... n'aurait aucune raison d'être !). En revanche, et c'est le point crucial, il ne permet pas de le prédire !  Car les individus ne sont pas "soumis" à la loi comme la matière est "soumise" aux lois de l'apesanteur. La loi ne décrit absolument pas ce que les individus feront : elle n'est qu'un paramètre parmi d'autres, un facteur parmi tous ceux qu'un individu prend en compte pour déterminer son comportement (et au nombre desquels figurent également l'intérêt privé, la conscience morale, le comportement des autres, etc.). La relation de l'individu à la loi n'est pas une relation de détermination ("X agit conformément à la loi") mais d'adaptation ("X agit en prenant en considération la loi").

Il n'y a que dans les rêves les plus mégalomaniaques des dirigeants politiques que la seule formulation de la loi transforme la société pour la rendre conforme à la nouvelle norme instituée. La société n'est pas un simple reflet des lois, comme une partie d'échecs est le reflet des règles du jeu. C'est un ensemble d'interactions au sein duquel les individus gèrent de façon stratégique leur rapport à la loi, leur obéissance ou leur désobéissance, leur manière d'y recourir ou de l'appliquer.

Par conséquent, la "justesse" d'une loi ne doit pas être envisagée sous le seul angle de la justice de ce qu'elle dit, mais également sous l'angle des effets, justes ou injustes, qu'elle produit du fait des réactions qu'elle suscite de la part du corps social.

Une loi magnifique peut s'avérer pratiquement désastreuse si elle déclenche des comportements d'adptation qui renforcent ce qu'elle prétend combattre ; une loi dont la formulation déplaît peut trouver sa légitimité par les transformations concrètes qu'elle produit au sein du corps social. Or il est impossible de déterminer a priori ce que seront les réactions d'adptation : et il est donc tout aussi impossible de décider a priori de la réponse qu'il faut apporter, face à un problème social donné, à la question  de l'efficacité de la loi : c'est la nature du contexte social qui rend un droit répressif plus ou moins "efficace" qu'un droit conciliant.

Pour clore ce cours de philosophie politique, nous allons donc envisager trois contextes au sein desquels le fait que les échanges échappent au contrôle de la loi conduit à des formes de violence sociale : c'est notamment le cas du trafic d'armements (cas n°1), du marché des stupéfiants (cas n°2), et de la prostitution (cas n°3). Les textes supports se trouvent ici.

Concernant le cas n° 1, nous avons pris appui sur une première organisation de défense des droits humains, Amnesty International (ici alliée à Oxfam International et Iansa), qui a lancé en 2005 une grande campagne visant à promouvoir l'adoption par l'ONU d'un Traité International sur les transferts d'armements. Le constat de départ de la campagne était simple : la législation internationale portant sur les armes était suffisamment faible, dans ses textes, ses contrôles et ses sanctions, pour que des détournements massifs puissent s'effectuer.

Une affiche de la campagne "Control Arms"

     a) la législation était faible dans ses textes ; concernant notamment les "armes légères" (qui désignent l'ensemble des armes qui ne nécessitent pas d'engins motiorisés pour être transportés : un lance-missile Stinger est donc une arme légère), on peut mesurer l'importance que revêt la régulation des transactions au poids qu'elles occupent dans la mortalité humaine. Il  existe environ 640 millions d'armes légères dans le monde, 8 millions de nouvelles armes sont produites chaque année ; 60 % de ces armes sont aux mains de civils (ce qui implique que les victimes, elles aussi, seront des populations civiles) ; elles produisent 500 000 morts par an, soit environ un mort par minute. Or il n'existe pas de définition internationale d'une arme légère, chaque pays a sa propre définition, correspondant à sa propre législation, ce qui dans un marché mondialisé autorise l'exploitation de toutes les faiblesses (par leur mise en chaîne) des droits nationaux. Par exemple, la législation allemande opère une distinction nette entre ce qui est une arme de guerre et ce qui est un simple composant : il est donc tout à fait faisable d'insérer un moteur allemand dans un blindé assemblé... en Ukraine, que l'on exportera ensuite au Myanmar. De même le Japon n'exporte, offciellement, aucune arme ; mais cela ne concerne pas les armes "non militaires" (sport, chasse, etc.), dont les critères... n'ont pas été précisés. D'où l'exportation, en 2003, de mitrailleuses à destination des Philippines... Même chose pour la notion d'armes civiles en Italie, etc.

Un film très documenté sur la question... et dont la sortie en salle fut accompagnée par des interventions d'Amnesty

     b) la législation est faible dans ses contrôles. Même lorsque des interdictions internationales sont posées, de nombreux pays ne les respectent pas, ce qui est notamment le cas de la France, championne du monde de viol des embargos. Concernant, par exemple, le Myanmar, ex-Birmanie (dont nous entendons de nouveau beaucoup parler, du fait de sa junte militaire), l'Union européenne a proclamé un embargo sur les armes à destination du Myanmar en 1996, prolongé en 2001. Ce qui n'a pas empêché la France d'y expédier des équipements de catégorie 930690 : bombes, munitions, grenades, mines et autres en 1998, 1999 et 2000. Idem pour le Soudan (embargo 1994), la Colombie, le Rwanda.... Par ailleurs, on peut souligner que le métier de courtier en armes est l'un des moins réglementés du monde ; pour ceux qui auraient des doutes à ce sujet, un petit tour sur internet est intéressant ; les sites anglais sont particulièrement rafraîchissants, dans la mesure où ils illustrent bien souvent tout ce que l'on peut faire entrer dans la catégorie des armes "non létales"... et donc éventuellement disponibles à la vente. A titre d'illustration amusante, le "RPH Biggun" (un concept portugais) est tout à fait formidable : c'est une sorte de pistolet transformable, que l'on peut convertir, au choix, en arme à feu, en thaser électrique, en matraque, en spray au poivre ou en CS lanceur de gaz ! 

Sur son site, le slogan du producteur (et ce n'est pas une blague) est : "Everyone needs one ! Everyone can have one !" Heureusement, l'ustensile est "impraticable to be fired by small children" : ouf !

     c) La législation est faible dans ses sanctions. Pour la bonne et simple raison que ce domaine est celui de la "soft law", c'est-à-dire du droit non contraignant (= dont la violaton n'implique pas sanction). Le seul texte juridique international contraignant est le Protocole des Nations Unies sur les Armes à feu ; le problème est que, en 2005, aucun pays du G8 ne l'avait ratifié ; qu'il ne concerne pas le contrôle de la propriété privée d'armes à feu ; qu'il n'interdit pas la vente d'armes à des acteurs non étatiques ; qu'il ne concerne ni le courtage, ni le traçage... Quant au "Programme d'action" et au "Code de conduite européen", ils n'ont pas de valeur juridique contraignante. Aucun dispositif de traçage n'étant mis en place, on peut donc savoir qui a produit les armes que l'on retrouve dans un pays qui n'aurait jamais dû en recevoir... mais on ne peut pas savoir qui les lui a vendues ! Ce qui cour-circuite toute responsabilité juridique.

Le trafic d'armes, et notamment des armes légères, est probablement l'un des facteurs les plus dévastateurs au monde pour le respect de la vie et de la dignité des populations civiles. Or, pour Amnesty International, l'une des causes de ce trafic, majoritairement issu du détournement ou contournement des normes légales, c'est la faiblesse du droit international. La solution est onc dans un renforcement de la législation, dans la mise en oeuvre d'un droit plus précis, aux contrôles renforcés et dont la violation implique sanction. C'est ce qui légitimait la campagne "Control Arms" (qui se poursuit aujourd'hui, en cours de rédaction du traité : le site se trouve ici http://fra.controlarms.org/pages/index-fra), qui militait pour l'adoption d'un Traité International sur les Transferts d'Armements.

Aux yeux d'Amnesty International, la réponse à apporter au problème de la violence sociale suscitée par le commerce illégal des armes n'était donc certainement pas une réponse... libertaire ! Ici, c'est le renforcement du droit, y compris dans ses contrôles et ses dispositifs de répression, qui semble à même de réduire l'espace des échanges échappant aux normes juridiques, et par conséquent les formes de violence sociale que cet espace génère.

Bien. Peut-on appliquer une analyse du même ordre à cet autre espace, tout aussi illégal, et également générateur de violence, qu'est celui de la consommation des stupéfiants ? Après Amnesty International, nous nous sommes appuyés sur une autre organisation de défense des droits humains : "Médecins du Monde", dont la position sur le sujet est particulièrement claire : il faut dépénaliser l'usage de toutes les drogues...

Au départ, cette proposition peut surprendre : comme son nom l'indique, "Médecins du Monde" est une organisation de médecins, et les médecins sont rarement des apôtres du salut par la consommation de stupéfiants. Et, de fait, Médecins du Monde affirme explicitement que les stupéfiants (légaux ou non) constituent une menace majeure pour la santé des individus, un pur désastre médical. Alors ?...

Il convient tout d'abord de revenir sur la formule citée, dont chaque terme est important. En premier lieu, "dépénalisation" ne signifie pas "légalisation" : il s'agit de faire sortir la consommation de l'ordre des infractions pénales (les plus graves), c'est-à-dire, en termes moins juridiques, de "décriminaliser" la consommation de drogues. Ensuite, c'est l'usage qui est visé, non la production iu la vente (à propos desquelles Médecins du Monde ne se prononce pas) : c'est donc bien le consommateur de drogue qui est visé ici, c'est le "drogué" qu'il s'agit de décriminaliser. Enfin, il faut insister sur le fait que la proposition porte sur toutes les drogues : on pourrait même dire que, d'après l'argumentaire qui soutient la proposition, ce sont d'abord les drogues "dures" qui sont visées.

On voit donc que la proposition de Médecins du Monde n'a pas de rapport direct avec la question de la légalisation de la vente du cannabis...

Quel est l'argumentaire de Médecins du Monde ? Le point d'appui est tout simplement celui que nous avons mis en lumière au début de cette page : la relation du corps social au droit n'est pas une relation de détermination, mais d'adaptation. Il ne suffit pas d'interdire la consommation pour qu'elle disparaisse : en revanche, l'interdiction, la pénalisation de la consommation produit des effets sur le comportement des consommateurs. Or, pour Médecins du Monde, la criminalisation des drogués produit des effets tout à fait contraires au but de la loi, qui devrait être de combattre les effets socialement néfastes des stupéfiants. La guerre contre la drogue, lorsqu'elle prend la forme d'une criminalisation des drogués, renforce les effets socialement dévastateurs des stupéfiants.

Pour le comprendre, on peut partir de deux plaidoyers corrélés de Médeins du Monde : celui qui a mené à la vente libre des seringues en pharmacie, et celui qui cherche à obtenir des autoriéts préfectorales qu'elles accordent leur autorisation aux raves. L'idée est toujours la même : interdire n'est pas abolir... c'est faire dis-paraître, c'est-à-dire rendre invisible. Ce n'est pas parce qu'un consommateur d'héroïne ne peut pas se procurer de seringues en pharmacie qu'il va renoncer à sa consommation : il réutilisera simplement ses seringues usagées, qui vont par ailleurs se diffuser au sein de l'espace des consommateurs. L'interdiction ne conduit pas, ici, à une réduction des effets néfastes de la drogue, mais au contraire au renforcement de l'un de ses dommages collatéraux les plus dangereux : la propagation (notamment) du VIH. Comme le rappellent les auteurs de l'article cité, dans ce domaine "les statistiques parlent d'elles-mêmes"...

Raisonnement analogue en ce qui concerne les rave parties : une rave interdite n'est pas une rave qui n'a pas lieu : c'est une rave  qui dis-paraît... aux yeux mêmes de ceux qui, en règle générale, s'empressent de venir effectuer des démarches de prévention et d'encadrement sanitaire, éloignant par là même les "commerçants" les moins désirables ; une rave non autorisée est une rave  devenue inaccessible aux médecins. Ici encore, l'interdiction renforce les effets les plus néfastes de ce qu'elle prétend combattre.

Une rave non autorisée, dans les Côtes d'Armor

Et, comme l'ont remarqué bon nombre d'économistes, dans les deux cas, ceux que l'interdiction écarte du "marché" sont les "consommateurs" les moins dépendants, c'est-à-dire les personnes dont les conduites sont les moins risquées.

Revenons aux stupéfiants. Quel sera l'effet d'une criminalisation sévère des consommateurs ? Cette fois encore, en ce qui concerne les consommateurs les moins dépendants, c'est-à-dire ceux dont les conduites sont les moins risquées, l'effet peut être dissuasif. Mais en ce qui concerne les individus déjà soumis aux processus d'addiction, l'interdiction légale aura pour principal effet de conduire à une clandestinisation des pratiques : les individus s'éloignent de toutes les institutions qui seraient susceptibles de les prendre en charge, c'est-à-dire notamment l'ensemble des intervenants du secteur médico-social. Ce sont alors les stratégies de réduction des risques (prévention, traitements de substitution, etc.) qui sont tenues en échec. La répression des consommateurs n'élimine pas la consommation : elle la rend clandestine (ce qui renforce par ailleurs les phénomènes de trafic) et plus dangereuse pour les consommateurs les plus exposés.

A titre d'information, il est intéressant de noter que les conclusions énoncées par Médecins du Monde peuvent s'appuyer sur l'analyse microéconomique du marché des stupéfiants ; ce secteur passionne bon nombre d'économistes, car la plupart des lois les plus traditionnelles de la microéconomie s'y trouvent démenties. Ainsi, en règle générale, lorsque la répression portant sur des transactions augmente, cela a généralement pour effet d'augmenter les prix et de diminuer les volumes d'achat. Dans le domaine des stupéfiants, c'est l'inverse... notamment lorsque la répression porte sur la consommation. Pour maintenir ses parts de marché, le secteur vente est conduit à diminuer ses tarifs pour compenser l'accroissement des risques liés à la consommation ; par ailleurs, le risque de répression concernant principalement le moment de la transaction, les acteurs du marché sont naturellement conduits à diminuer le nombre de transactions : on vent moins souvent, mais de plus grandes quantités ; ce qui, à son tour, tend à faire diminuer les prix et à accroître la consommation (à tous les fumeurs, on pourra demander d'observer l'évolution de leur consommation s'ils stockent des cartouches de cigarettes dans leur garage ; et à tous les vendeurs, on pourra demander pourquoi il est interdit d'opérer des ristournes (comme c'est généralement l'usage) en cas d'achat "en gros".) [Pour ceux que ce sujet intéresserait, vous pouvez aller jeter un oeil à l'article qui lui est consacré dans la rubrique "économie" du site]

Affiche d'une campagne lancée en Belgique contre la loi (belge) de 1921

Que pouvez-nous en déduire ? Que, dans ce domaine, d'après Médecins du Monde (qui rejoint par ailleurs les  conclusions d'autres organisations, comme le Centre d'Action Laïque en Belgique, une organisation qui milite (entre autres) pour le droit à l'avortement et l'amélioration des conditions de détention, auteur de l'affiche ci-dessus) ce n'est certainement pas d'un accroissement du caractère répressif des lois à l'égard des consommateurs que peut venir une amélioration du problème social que pose la consommation des stupéfiants ! En d'autres termes, adopter une approche analogue, dans le domaine du marché des stupéfiants, à celui que l'on adopte concernant le marché des armements est une simple absurdité.

Les cas 1 et 2 montrent donc qu'il est vain de vouloir apporter une réponse générale à laquestion de savoir si un droit plus contraignant est un droit plus efficace. L'efficacité d'une loi dépend des réactions d'anticipation qu'elle déclenche au sein du corps social ; il se peut (cas n° 1) qu'un droit plus rigoureux fasse obstacle aux stratégies de contournement mises en place par les acteurs d'un champ social (c'est notamment le cas lorsqu'il s'agit de lutter contre le détournement d'un marché légal vers des marchés illégaux) ; mais il se peut également (cas n° 2) qu'un droit plus contraignant aboutisse au renforcement des effets néfastes de la pratique visée en faisant obstacle aux politiques de prévention des risques. Dans ce cas, le discours de la sévérité et de l'intransigeance, s'il peut sembler être celui de la sagesse aux yeux de qui ne connaît pas les spécificités du domaine envisagé, est en réalité un dicsours qui justifie la mise en oeuvre d'un droit qui va à l'encontre de l'objectif qu'il prétend viser.

Reste le cas n° 3, celui de la prostitution. Le problème qui se pose à nous est que, contrairement aux cas 1 et 2, il est très difficile de prendre appui sur le discours d'une organisation de défense des droits humains. D'une part, parce que la plupart des organisations qui ont pris une position claire sur ce problème sont des organisations politisées : le choix de l'organisation serait donc un choix politique, ce qui n'a pas lieu d'être ici. D'autre part, parce qu'il est impossible de faire apparaître un argumentaire synthétique : plusieurs organisations de défense des droits des prostitué(e)s militent (notamment en Allemagne) pour une inscription réelle du secteur dans le monde du travail légal (même là où la prostitution est légale, comme en France, elle n'est pas, en pratique, régie par les procédures habituelles du code du travail), mais la syndicalisation attendue des "travailleurs du sexe" n'a pas eu lieu. D'autres militent (notamment en Suède) pour une pénalisation de la "consommation"...

Campagne d'Amnesty International contre la prostitution des enfants

Difficile, aujourd'hui, de défendre une position claire à ce sujet ; mais justement : cela confirme la thèse que nous cherchons à démontrer. Car ici encore, le fait de prendre une position "théorique", déduite d'une prise de position générale (sécuritaire ou libertaire) n'a aucun sens. Seule l'analyse précise du contexte social envisagé, des particularités socio-économiques du domaine d'échanges, peut nous conduire vers une réponse circonstanciée. Toute approche "abstraite" conduirait, cette fois encore, à occulter les réactions d'adaptation que le corps social oppose à la législation, législation qui  peut alors produire des effets exactement contraires à ceux qu'elle vise.

Ainsi, la légalisation de la prostitution aux Pays-bas visait initialement, par l'entrée du secteur dans le domaine du droit, à diminuer les pratiques les plus scandaleuses auquel ce marché se trouve (toujours) lié. Malheureusement, elle a notamment conduit à l'augmentation des effectifs des enfants et des clandestins issus de la traite...  : les acteurs du secteur ont en réalité utilisé les filières légales comme des voies de blanchîment pour les capitaux issus des filières illégales.

Bien, pour finir sur une touche un peu moins sombre, voici une dernière illustration : l'affiche d'une campagne lancée par les autorités de Copenhague durant la Conférence des Nations Unies sur le Changement Climatique, appelant les participants à ne pas avoir recours à la prostitution. Cette campagne a été assez mal accueillie par la profession, qui a rappelé qu'à Copenhague le fait de payer les services d'un(e) prostitué(e) était légal, et que par ailleurs le rapport entre prostitution et développement durable était loin d'être évident.

Soyez "durables" !

Si l'on synthétise notre cheminement, on comprend donc que la loi juridique entretient avec le corps social un rapport complexe : elle ne le décrit pas de façon exacte, comme une loi scientifique décrit le comportement des atomes, elle ne le détermine pas comme une règle du jeu détermine les situations possibles dans le jeu : elle l'influence en entrant, à titre de paramètre, dans les stratégies des acteurs du corps social, au milieu d'autres paramètres comme la conscience morale, l'intérêt individuel ou le comportement des autres. La promulgation d'une loi déclenche donc des réactions d'adaptation de la part du corps social, et ce sont ces réactions qui déterminent l'efficacité de la loi.

Il s'ensuit que le rapport entre loi et société sera toujours un rapport dynamique, voire dialectique : la loi suscite des réactions d'adaptation, auxquelles elle doit s'adapter, délenchant ainsi de nouvelles adaptations, etc. La loi peut tenter d'anticiper les réactions : mais elle ne peut jamais le faire entièrement, car la liberté des hommes, sur laquelle repose la loi, est aussi ce qui rend impossible une prévision "totale". L'homme est un être d'imagination : c'est ce qui lui a permis d'inventer cet "objet" spécifiquement humain qu'est la loi juridique ; mais c'est, aussi, ce qui lui permet d'inventer les stratégies qui lui permettront de s'y soustraire, ou de la détourner à son avantage, voire de la retourner contre elle-même. On peut se lamenter de cette capacité de l'homme à la désobéissance ; on peut également s'en réjouir : car c'est ce qui permet de différencier radicalement le citoyen du droit d'un simple "pion", soumis aux maîtres du jeu de (la) société que seraient les chefs d'Etat. 

 

C'est aussi ce qui nous permet de poser que la politique n'est pas une science, énonçant des lois universelles permettant de déterminer et de prévoir les comportements individuels. La politique n'est pas une science, c'est un art : un art fait de raison et d'expérience, de statistiques et de choix, de calculs et de techniques, de contrainte et de persuasion, par lequel "l'homme politique" doit chercher à faire en sorte que l' "animal politique" qu'est, par nature, tout citoyen, agisse en société d'une façon conforme aux exigences de la justice ; tandis que l'animal politique devra veiller, à son tour, à ce que l'homme politique ne détourne pas la loi à son profit.

C'est précisément parce que la politique n'est pas une science qu'elle ne saurait être réservée à ce "savant des sciences politiques" que serait  le politicien ; c'est parce que la politique est un art, faite par des humains pour des humains, qu'elle ne peut qu'être la chose de tous : une Res Publica.

Bonne nuit !


 

 

 

 

 

 

 

 

 

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