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De l'animal social à l'animal politique (28.01.10)

 Bonsoir,

Si la société se définit d'abord comme système de rapports, et si le rapport social fondamental est l'échange, il reste maintenant à trouver ce qui constitue la raison d'être de l'échange social. Et, cette fois encore, nous allons repartir de l'opposition entre l'optique individualiste (la construction du lien social pourrait être comprise à partir d'une logique "individualiste", par laquelle chaque individu chercherait à maximiser rationnellement son intérêt personnel) et l'optique sociologique. Mais, cette fois, nous devrons dépasser l'opposition entre rationalité individuelle et rationalité sociale pour mettre en lumière la rationalité proprement politique de l'échange.

Comment peut-on comprendre l'élaboration progressive d'un système d'échanges sociaux à partir d'une logique individualiste, par laquelle chaque individu chercherait à maximiser la satisfaction de ses propres intérêts ? Commençons par donner un nom à cette approche : si la raison d'être de l'échange social se trouve dans la satisfaction des besoins individuels, alors on peut considérer que la logique de l'échange est une logique économique. Appartient en effet au domaine de l'économique, au sens large, tout ce qui vise la production ou la consommation d'un bien correspondant à un besoin individuel, ayant une utilité pour un ou plusieurs individus (ce qui n'a d'utilité pour personne, ce qui ne satisfait aucun besoin individuel, ne saurait avoir de valeur économique).

En quoi la logique économique, conçue comme recherche par chaque individu d'une satisfaction rationnellement optimale de ses besoins, peut-elle éclairer l'émergence de l'échange social ? Nous pouvons ici prendre comme point de départ la reconstruction aristotélicienne des sociétés humaines ; ce qui fait la valeur de cette reconstruction, ce n'est pas sa validité pour l'historien des civilisations, mais la logique qu'elle met en lumière.

     a) la première "unité sociale" est la famille, parmi les membres de laquelle il faut compter, outre des individus liés par des relations conjugales ou de consanguinité, l'esclave. Cette présence de l'esclave nous indique en réalité la raison d'être de la famille, qui est de satisfaire les besoins fondamentaux. L'esclave, c'est en effet l'unité productive, qui pourvoit à la satisfaction des besoins premiers des "autres" membres de la famille. La première unité sociale répond donc bien, en ce sens, à une logique "économique" : elle permet la satisfaction des besoins fondamentaux des individus. Des individus rationnels recherchant exclusivement leur intérêt seront amenés à se réunir en unités familiales (cela vaut d'ailleurs aussi pour l'esclave, pour lequel, rappelons-le, il est selon Aristote dans son intérêt d'avir un maître, précisément du fait de ce que l'on pourrait considérer comme un déficit de rationalité. "Il est évident qu'il y a par nature des gens qui sont libres et d'autres qui sont esclaves, et que pour ceux-ci la condition servile est à la fois avantageuse et juste" (Aristote, La politique)

     b) la deuxième unité sociale est le village, conçu comme regroupement de familles. Le village, lui aussi, permet la satisfaction d'un type de besoins : les "besoins généraux", qui comportent notamment l'administration de la propriété. Cette administration est une condition d'une organisation rationnelle de la production. En ce sens, on peut tout à fait admettre que des individus rationnels recherchant exclusivement leur intérêt seront amenés à former des villages.

     c) la troisième (et dernière) unité sociale est la Cité, conçue comme regroupement de villages. Et cette fois, la Cité se catactérise par le fait qu'elle permet d'atteindre l'autarcie, c'est-à-dire la satisfaction de tous les besoins. Le fait que la Cité permette l'autarcie nous explique à la fois pourquoi elle s'instaure (des individus rationnels cherchant à maximiser la satisfaction de leuirs besoins seront conduits à former des Cités), mais aussi pourquoi elle est la dernière unité sociale. Si le but premier de la construction sociale est la satisfaction des besoins des individus, il est logique que lorsque l'on atteint la satisfaction de tous els besoins, la construction sociale cesse : rien ne vient plus justifier la constitution d'une entité sociale supérieure conçue comme "regroupement de Cités". On comprend donc que, our Aristote, la Cité constitue le stade d'achèvement de la société humaine, l'entité sociale pleinement réalisée ; en termes aristotéliciens, on peut donc dire que la Cité constitue la nature de la société humaine, la nature d'une chose désignant (chez Aristote) ce qu'elle est lorsqu'elle a pleinement réalisé son essence, lorsqu'elle a atteint son stade d'achèvement.

Bien. On peut donc admettre que la logique économique est un modèle puissant pour comprendre l'émergence progressive des sociétés humaines : des individus rationnels cherchant à maximiser leur intérêt seront naturellement conduits à vivre dans des Cités. Mais on peut aller plus loin. Car chez Aristote, c'est l'organisation des échanges au sein de la Cité qui peut être ressaisie à partir d'une logique économique.

Pour Aristote (et Platon), l'organisation d'un système d'échanges fondé sur la spécialisation et l'échange des productions découle directement de la recherche rationnelle d'une satisfaction optimale des beoins individuels. En effet, si chacun tente de subvenir par lui-même (par son travail) à la totalité de ses besoins (en produisant à la fois sa nourriture, ses vêtements, son logement, ses instruments de musique, etc.), la satisfaction reste nettement sous-optimale. En revanche, si chacun se spécialise dans la production qui lui correspond le plus, qui est la plus adéquate à son "arêtè" (son excellence personnelle), la satisfaction des besoins de chacun augmente... à condition évidemment que les individus procèdent ensuite à l'échange de leurs productions (qu'il s'agisse de production de biens ou de services).

Ce double mouvement (dont l'une des composantes n'a évidemment aucun sens sans l'autre : si chacun produit la même chose, l'échange est absurde, et si les individus n'échangent pas leur production, la spécialisation est inepte) conduit à une satisfaction optimale des besoins individuels, dans la mesure où cette "division sociale du travail" :

     a) conduit à l'augmentation de la quantité de la production (pour parler comme Taylor, la spécialisation conduit à un accroissement de la productivité) 

     b) conduit à un accroissement de la qualité de la production (puisque chaque bien ou service est produit par celui qui "excelle" dans cette production)

     c) conduit à un accroissement de la diversité des productions. Dans un système fondé sur la division sociale du travail, il devient possible d'avoir des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens et des formateurs, ce qui ouvre immédiatement tous les avantages du progrès technique.

Bien. On peut donc admettre que, d'un point de vue strictement économique, il est rationnel de mettre en place une organisation sociale fondée sur la division sociale du travail, puisque cette organsiation conduit à une optimisation de la satisfaction des besoins. Mais on peut encore aller plus loin. Car l'échange des productions pose trois problèmes :

     a) le problème de la mesure de la valeur relative des biens (comment savoir combien de pains valent 4 paires de chaussures ?) On peut rattacher à ce problème celui de l'évaluation du patrimoine : comment estimer la richesse globale constituée par la totalité des biens d'un particulier ?

     b) le problème de la coïncidence des besoins (qu'il vaut mieux appeler : problème de la coïncidence des échanges désirés) : comment être sûr que celui qui produit ce dont j'ai besoin sera intéressé par ce que, moi, je produis ?

     c) le problème de la dévalorisation des biens stockés : comment assurer mes vieux jours quand je suis boulanger ? Je ne vais pas capitaliser trois tonnes de pain dans ma cave...

Pour résoudre le problème (a), il faudrait désigner un bien par lequel serait exprimée la valeur relative de tous les autres biens (par exemple, en choisissant le pain, on aurait : une paire chaussures = 30 pains, un téléphone portable, = 90 pains, etc.) ce qui permettrait de comparer entre entre eux tous les biens (ex : un téléphone portable = 3 paires de chaussures). Il faudrait donc trouver un équivalent général, qui servirait ainsi d'unité de mesure. Notons que cette unité de mesure permet également d'avoir une unité de compte pour évaluer la valeur globale d'un patrimoine (ex : au 31 décembres, la valeur globale des actifs de l'entreprise est de 30 000 pains).

Pour résoudre le problème (b), il faudrait trouver un bien que n'importe quel individu serait susceptible d'accepter en échange de sa marchandise : un moyen de transaction universel. Notons que ce moyen de transaction est d'autant plus efficace qu'il est répandu : si je sais que tout le monde accepte d'échanger ses biens contre du pain, alors j'ai tout intérêt à accepter du pain en échange de ma marchandise, puisqu'ainsi je pourrai obtenir ce que je désire.

Et pour résoudre le problème (c), il faudrait trouver un bien qui ne perd pas de valeur avec le temps : un bien (à peu près) impérissable, qui consituerait ainsi une réserve de valeur.

Bien. Le point magique est que ces trois types de biens peuvent être synthétisés en un seul : le bien qui est à la fois équivalent général, unité de compte, moyen de transaction universel et réserve de valeur... c'est la monnaie !

La monnaie est l'instrument clé qui permet de réduire considérablement les difficultés (les économistes disent : les "frictions") qui apparaissent au sein d'un système fondé sur l'échange des productions. C'est d'ailleurs ce qui explique que la monnaie soit l'une des institutions les plus anciennes dans l'histoire de l'humanité (au point que des auteurs comme Michel Aglietta, quoique pour des raisons un peu différentes, ont mis en doute l'existence de sociétés humaines sans "monnaie", et que dans tous les systèmes dans lesquels la monnaie "officielle" se trouve supprimée (comme c'est le cas dans les camps de prisonniers) des monnaies alternatives (cigarettes, chocolat, sucre candy, etc.) apparaissent très rapidement.

Une (très) vieille pièce de monnaie : Ephèse, Ve siècle avant notre ère 

Ce rôle-clé de la monnaie dans toute société fondée sur l'échange des productions explique également deux autres constats : le premier est l'impact phénoménal que peut avoir une crise monétaire pour le système économique global (mais si...), le second est l'importance  que reconnaît à la monnaie le système juridique. En France, le fait de refuser un paiement en euros (espèces), est une faute pénale (article R 642-3 du Code Pénal).  Par conséquent, si le montant de vos achats est supérieur à 500 euros (s'il est inférieur, la jurisprudence (discutable) indique que c'est à vous de faire l'appoint) et qu'un vendeur refuse votre billet, vous pouvez donc l'attaquer en justice. On ne plaisante pas avec la confiance en la monnaie : elle est beaucoup trop décisive pour le système économique.

N'en ai pas vu souvent...

 Bien. Si l'on synthétise notre cheminement, on aboutit à l'idée selon laquelle des individus rationnels cherchant à maximiser leur intérêt personnel seront conduits à construire des Cités, organisées selon un principe de division sociale du travail (spécialisation + échyange des productions) lui-même fondé sur un système d'échanges monétaires !

Il est donc clair que la logique économique nous donne un aperçu apprécisable concernant l'émergence et l'organisation des sociétés humaines. Peut-on alors réduire la logique de l'échange social à une logique économique ? Peut-on affirmer que l'échange social trouve sa raison d'être dans la maximisation par chacun de son intérêt personnel ? Si tel est le cas, il faudrait alors admettre qu'un "individualisme méthodologique" serait pertinent pour l'analyse des processus d'échange...

... Mais si l'on suit Aristote (qui nous menés jusque là), tel n'est pas le cas. Car l'homme n'est pas seulement un "animal social", un individu qui serait amené à vivre en communauté pour satisfaire ses intérêts ; c'est d'abord un "animal politique", c'est-à-dire un être qui ne réalise pleinement sa nature que dans des Cités régies par un droit conforme à l'exigence de justice. Pour reconstruire l'argument d'Aristote, il y a deux voies possibles. La première, que nous avons développée en cours, insiste sur le fait que des individus uniquement mus par la recherche de leur intérêt personnel ne pourraient pas, pour Aristote, constituer des Cités au sens fort de ce terme, mais uniquement des associations éphémères et fragiles. Pour Aristote, une société que ne régit que l'égoïsme des individus ne pourra se maintenir et se développer : pour rendre compte de la constitution de la société athénienne, il faut supposer que l'Athénien est par nature un citoyen, un être qui inclut dans ses motifs, non seulement la recherche de son intérêt propre, mais également le souci du Bien commun. Une logique individualiste peut rendre commpte de l'émergence d'une association de marchands, pas de la constitution d'une société comme Athènes.

Platon et Aristote, une peinture de Raphaël

On peut également prendre les choses par un autre bord. Qu'est-ce qui fait la spécificité de l'animal humain par rapport à tous les autres animaux ? C'est que l'homme est doté du langage. L'intérêt de cette remarque d'Aristote est qu'elle va bien au-delà des "objections" que l'on pourrait être tenté de faire à la lumière de l'éthologie moderne : les oiseaux, les cétacés, etc. ne font-ils pas eux aussi usage de quelque chose qui ressemble furieusement à un "langage", un système de signes permettant la communication ? En réalité, cette objection n'a aucune force contre la thèse d'Aristote. Car le "langage" tel qu'il l'entend possède deux caractéristiques qui distingue radicalement le langage humain de tous les autres.

En premier lieu, conformément à l'ambivalence du terme de "logos" en grec, le logos humain est à la fois langage, raison et discours rationnel. Le fait que l'homme soit par nature doté du langage nous indique donc déjà qu'il ne pourra pleinement accomplir sa nature que dans une organisation sociale fondée sur la raison, c'est-à-dire dans un système social au sein duquel les interactions humaines seront régies par des règles rationnelles, formulables dans un discours rationnel : ce qui, pour Aristote, définit la nature du droit juste.

Mais on peut aller plus loin. Car pour Aristote, le langage humain se distingue de tous les autres systèmes de signes (dont il reconnaît la présence chez certains animaux) par le fait qu'en lui peuvent trouver à se différencier et à s'exprimer, non seulement l'agréable et le désagréable, mais aussi l'utile et le nuisible, et plus encore le Bien et le Mal, le Juste et l'Injuste. Le texte clé, bien souvent cité, d'Aristote est le suivant :

« Il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c'est ce qui fait une famille et une cité. »    (Aristote, La Politique")

 Ce texte nous dit ainsi deux choses. La première est que le fait que l'homme soit par nature doté d'un langage justifie le fait de le considérer comme animal politique, puisque le langage manifeste la nature "éthique" de l'homme, sa caractéristique fondalmentale qui est de pouvoir différencier le Juste de l'Injuste. Admettre que l'homme est doté du "logos", c'est donc (comme nous l'avons dit) reconnaître qu'il ne pourra accomplir pleinement sa nature que dans un systsème social au sein duquel les interactions humaines seront régis par des règles conformes à la justice, ce qui pour Aristote définit le droit conforme à la raison.

Aristote contemplant le buste d'Homère : une toile de Rembrandt (1653)

Ceci ne signifie pas, d'ailleurs, que pour Aristote tous les hommes vivent en Cité ; cela signifie simplement que le Barbare, celui qui vit en-dehors de la Cité, n'exprime qu'une humanité dégradée (soit qu'il exprime ainsi une nature elle-même dégradée, soit que sa nature elle-même ne puisse s'accomplir pleinement faute d'un contexte social adéquat).

Mais le texte nous dit une seconde chose. C'est que même la famille, cette unité élémentaire des sociétés humaines, dont nous avions vu qu'elle pouvait être comprise à la lumière de la seule logique économique (puisqu'elle permettait la satisfaction des besoins fondamentaux) doit être ressaisie à partir de cette logique non plus économique, mais politique. Ce qui "fait" une famille (et non plus seulement ce à quoi elle est utile), c'est en effet le fait de constituer une communauté éthique : le fait de partager des valeurs semblables (cf. dernière phrase de l'extrait, bizarrement disparue lorsque ce texte est tombé au bac...).

Ce n'est donc pas la recherche par chacun de son intérêt personnel qui constitue le socle fondamental des sociétés humaines accomplies (et donc la nature des sociétés humaines) : c'est l'exigence de justice, et donc le souci du Bien commun, propre à l'homme dont la nature d'être doté du logos ne peut pleinement s'accomplir que dans un système social régi par un droit rationnel, garantissant la justice.  Tel est le sens véritable de l'affirmation selon laquelle "l'homme est un animal politique". L'homme n'est pas seulement un animal qui, poussé par une recherche rationnelle de son intérêt privé, serait conduit à vivre en société (animal social) : c'est un être dont la nature ne peut s'accomplir que dans des communautés éthiques au sein desquelles les interactions sont soumises à un droit juste (animal politique).

La logique fondamentale qui préside à la constitution des sociétés humaines, à la réalisation de la nature de la société humaine, n'est donc pas, pour Aristote, une logique économique ; c'est une logique politique.

Bonne nuit...

 

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