Fondamentalisme et littéralisme (11.03.10)

Bonjour,

Pour conclure notre parcours de l'articulation droit/justice, nous avons tenté d'éclaircir la nature de l'interprétation de la Loi dans le cadre religieux. Je reprends ici notre parcours de façon assez détaillée, car vous avez aussi "la religion" au programme, et nous y arrivons...

Qu'est-ce qui distingue l'application d'une loi religieuse, par exemple un commandement divin, et l'application d'une loi humaine ?

Il faut commencer par mettre à mort un vieux préjugé. L'une des idées stupides que l'on croise régulièrement (même dans des copies de philo) affirme que la croyance religieuse mène nécessairement à la violence, puisque le croyant pense avoir accès à une vérité absolue. La croyance religieuse serait ainsi par essence "totalitaire", absolutiste, voire fanatique. D'où les guerres de religion, etc.

Avant même de mettre en oeuvre une réfutation logique, on peut prendre le temps de rappeler un fait très simple. Parmi les trois grands systèmes idéologiques ayant produit un nombre jamais égalé de morts au XX° siècle, aucun n'est réellement religieux. Le communisme est une doctrine explicitement athée, le fascisme n'a pas de composante religieuse notoire,  le nazisme encore moins. Si fanatisme humain il y a du fait d'une prétention à l'absolu, ce n'est donc pas nécessairement dans la nature de la croyance religeuse qu'il faut en rechercher l'origine. 

En fait, on peut (et c'est ce que nous allons faire) montrer que le "fanatisme" dans le domaine religieux (que nous allons prendre bien soin de distinguer du fondamentalisme) repose précisément sur la négation de l'une des caractéristiques évidentes de toute croyance fondée sur une Révélation : la nécessité de l'interprétation.

Qu'en est-il en effet du caractère "absolu" de la Parole de Dieu ? (Nous nous limiterons ici aux seules religions monothéistes, pour éviter les confusions, et plus particulièrement aux trois grandes religions du Livre que sont le Judaïsme, l'Islam et le Christianisme.) Aux yeux du croyant, il est évident que la Parole de Dieu ne peut être que vérace. Si Dieu nous a fait don de Sa Parole par l'intermédiaire, notamment, des prophètes et des Ecritures, ce n'est pas pour produire mensonges et diableries. La Parole de Dieu est donc absolument véridique.

Le Dieu de la Genèse, par Siudmak

Soit. Dieu est parfait et dit la vérité ; mais il nous reste encore à comprendre ce qu'il a dit. Or sa parole, comme toute parole, est toujours susceptible de plusieurs interprétations différentes. Or ce n'est pas Dieu qui doit interpréter sa propre Parole : c'est l'Homme. Et l'Homme, lui, n'est ni parfait, ni infaillible. Par conséquent, ses interprétations de la Parole divine seront toujours diverses... et susceptibles d'erreur.

Tel est le point fondamental dont il faut repartir pour comprendre ce en quoi consiste le fait de comprendre la Parole de Dieu : il n'y a que des interprétations humaines de la parole de Dieu. Par conséquent, même si la véracité de la Parole divine est absolue, il n'en découle pas que nous ayons accès à cette vérité. La croyance religieuse, lorsqu'elle s'appuie sur une Révélation, se fonde sur un accès imparfait et faillible à une vérité parfaite et infaillible.

Il faut alors repartir de l'angoisse fondamentale au sein de laquelle le croyant, en tant que croyant, est susceptible de se tenir ; et notamment dans le domaine de la Loi divine. Il y a là, à sa disposition, les Commandements de Dieu, les Lois qu'il doit absolument suivre (sous peine, peut-être, de châtiments éternels) ; mais comment savoir ce qui constitue la bonne interprétation ? Cette situation est angoissante, car elle exclut absolument toute alternative au choix (selon une logique qui plairait à Sartre) : dans le domaine religieux, je suis condamné à interpréter. Car même le fait de "ne pas" interpréter, même le fait de prendre le texte "au pied de la lettre"... est encore un choix interprétatif ! Qui est d'ailleurs (très) loin d'être partagé par l'ensemble des autorités ecclésiastiques dans l'histoire religieuse.

Jean Damascène, un Père de l'Eglise

Il faut donc retrouver le "sens vrai" de la Parole vraie. Comment faire ? Il n'est pas sûr que l'on puisse appliquer sans aménagements la méthode que nous avions dégagée dans le domaine du droit positif. ; et ce, pour (au moins) trois raisons.

La première est que, si la loi est la parole d'un législateur humain, les commandements divins sont les commandements d'une autorité qui transcende toute humanité. Il s'agit toujours de retrouver le sens de la Loi ; mais si l'on peut admettre que la recherche des intentions d'un autre humain a des chances d'aboutir, en revanche il y a quelque chose d'embarrassant dans le projet de mettre au jour les "intentions de Dieu". Même sans nécessairement admettre que "les voies du Seigneur sont impénétrable", il est délicat de chercher à se glisser dans l'entendement divin. La question "que ferait Dieu à ma place ?" a déjà un parfum de blasphème...

La seconde concerne l'autorité compétente pour interpréter la Loi. Dans le domaine du droit positif, c'est la prérogative du pouvoir judiciaire. Mais quid du domaine religieux ? On serait peut-être tenté de répondre : les autorités religieuses ! Le problème est alors que les "autorités religieuses" n'ont pas toujours la même interprétation des Textes de la révélation ; qu'à cela ne tienne : on se référera à l'autorité... la plus haute ! Mais dans ce cas, on se heurte à un problème de fond. Dans le cas du catholicisme romain, il existe bien une "autorité suprême" au sein de cette structure pyramidale qu'est l'Eglise. : c'est le Pape. Mais cette structure strictement hiérarchique ne se retrouve véritablement, ni dans le Judaïsme, ni en Islam, ni dans le Protestantisme, ni dans le Christianisme orthodoxe. En Islam, le Calife (qui n'existe plus) n'a jamais eu de pouvoir suprême dans le domaine religieux, dans le christianisme orthodoxe le Patriarche n'est pas un pape, etc. A la rigueur, on pourrait éventuellement trouver, en Islam, une "autorité suprême" aujourd'hui : en Iran ! C'est l'Ayatollah Khomeiny qui a mis au jour cette innovation ; mais cette "autorité suprême"... ne vaut pas absolument pas pour tous les musulmans ! Elle ne vaut que pour les chiites iraniens...

L'ayatollah Khomeiny... jeune !

Dans la majeure partie de l'espace religieux, il existe donc des interprétations de la Parole divine, formulées par des autorités diversifiées (membres du clergé, rabbins, imams..), entre lesquelles c'est donc le croyant lui-même qui doit choisir. Comme le remarque Sartre dans l'une des deux oeuvres que nous étudierons en fin d'année : choisir un prêtre pour un chrétien, c'est déjà choisir ce que l'on veut entendre...

Le troisième problème concerne la jurisprudence. Car le fait de suivre, ou non, la "jurisprudence" religieuse est encore un choix. C'est notamment ce que manifeste le protestantisme, qui est d'abord une vaste entreprise de "court-circuitage" de la jurisprudence telle qu'elle s'est élaborée au fil des siècles, jusqu'à la Renaissance, sous la tutelle des autorités ecclésiastiques. Pour Luther, qui formule ses premières "thèses" en 1517, l'Eglise n'a cessé, au fil des interprétations, de s'éloigner du sens véritable de la Bible, qui se trouve maintenant totalement recouvert et corrompu par tout ce verbiage ecclésiastique. Pour Luther, toute cette logorrhée a mené à une succession de falsifications du sens de la Parole divine, qui s'est trouvée "enrichie" d'une masse considérable d'innovations qui n'ont aucun rapport avec le sens véritable de la Révélation : c'est le cas, notamment, du "Purgatoire" et des "Indulgences", très en vogue dans l'Europe du XVI°, les secondes permettant en quelque sorte "d'acheter" des années  (en moins) de séjour dans le premier. Il ne s'agit plus d'une rémission des péchés par la repentance, mais d'un rachat des fautes en espèces. Tout ceci n'a, aux yeux de Luther, rien à voir avec la Parole de Dieu telle qu'elle nous est transmise par les Ecritures !

Luther, par Anton Werner (XIX° siècle)

Pour Luther, il faut donc revenir au texte même de la Révélation, en évacuant la "jurisprudence" accumulée. En ce sens, on peut dire de Luther qu'il est l'un des premiers "fondamentalistes", ce qui n'a rien de péjoratif. On entend tous les jours (de la part, par exemple, d'hommes politiques de tout bord) qu'il faut "revenir aux fondamentaux", c'est-à-dire revenir aux principes fondateurs qui régissent et identifient un système de croyances. En ce sens, être "fondamentaliste", c'est adopter la démarche d'un juriste qui chercherait à donner davantage d'importance, dans son interprétation de la Loi, aux principes constitutionnels qu'à la jurisprudence. Pour Luther, les fondamentaux du christianisme, ce sont évidemment les Ecritures, la Bible. C'est donc de la lecture de la Bible qu'il faut repartir, et non de ce qu'en ont dit les différents "docteurs de la Loi", Pères de l'Eglise et autres autorités ecclésiastiques.

Toujours Luther, par un peintre qui fut son contemoporain : Cranach

On peut d'ailleurs remarquer au passage la merveilleuse articulation qui s'effectue entre le message du protestantisme et l'invention technique majeure du XV° siècle (qui se développe au XVI°) : la presse à imprimer. Fonder l'exercice de la Foi sur le retour aux Ecritures ("Sola Scriptura", dit Luther), c'est chercher à ouvrir l'accès pour tous les fidèles au texte même de la Révélation ; ce qui exige, d'une part, de le traduire dans la langue populaire (ce que fera Luther en 1534, en prenant bien soin de revenir aux textes originaux), et de le diffuser (ce que permettra l'imprimerie). Traduire et imprimer la Bible, c'est donc à la fois revenir au texte originel... et court-circuiter les autorités ecclésiastiques.

... et encore Luther ; mais vu, cette fois, par le cinéma hollywoodien !

Ce "fondamentalisme" n'a rien de spécifiquement protestant ; on le retrouve, à diverses périodes, dans les autres monothéismes, par exemple dans le mouvement du "Renouveau Musulman" au début du XX° siècle (un mouvement qui articule, d'une part, le retour à l'identité culturelle islamique (contre les Colons) et, d'autre part, le retour au texte coranique.)

On voit donc les difficultés qui s'imposent dès que l'on cherche à "interpréter" la Parole de Dieu. Rien n'est évident : ni la personne à laquelle il revient de le faire (autorité ou simple croyant ?), ni la recherche des intentions, ni le recours à la jurisprudence...

Que reste-t-il alors ? Comment retrouver le "sens véritable" de la Parole ?

Il est intéressant de suivre la réponse que propose un penseur musulman irakien contemporain, Muhammad Baqr al-Sadr. Ce dernier est à la fois un philosophe (connaisseur à la fois de la pensée antique et de la philosophie européenne contemporaine), un économiste et un penseur religieux. Ce qui lui a d'ailleurs valu (il était chiite) d'être emprisonné, torturé puis exécuté par le régime de Sadam Hussein. [Pour information, al-Sadr ne figure pas parmi les auteurs du programme ; il n'y figurera d'ailleurs probablement pas avant longtemps, étant donné le vent de panique qui souffle sur l'institution républicaine dès que l'on parle de la "mouvance islamiste", à laquelle al-Sadr se trouve lié. Il est toujours curieux de refuser d'entendre parler (de) ceux que l'on accuse d'intolérance, notamment lorsqu'eux-mêmes font preuve d'une grande ouverture d'esprit concernant notre propre culture.]

Pour Muhammad Baqr al-Sadr, il faut effectivement retrouver le sens originel de la Parole de Dieu, notamment dans le domaine des Commandements divins, de la Loi divine, que les musulmans appellent "charia'h" (ce qui ne signifie pas "code pénal préconisant principalement de maltraiter les femmes"). Mais, pour al-Sadr, trouver ce sens, c'est construire une méthode d'interprétation raisonnée du Coran.

Faut-il, pour ce faire, prendre appui sur la jurisprudence, c'est-à-dire sur les interprétations fournies par les imâms durant l'histoire ? Oui, d'autant plus d'ailleurs que al-Sadr est chiite, et que dans le courant chiite certains imâms ont une autorité décisive. Mais cela ne suffit pas. 

Faut-il, pour ce faire, prendre appui sur les principes "constitutionnels" de l'Islam ? Oui, car pour al-Sadr, le Coran n'est pas un "paquet" de règles, mais un ensemble hiérarchisé. Il faut donc lire les règles de charia'h à la lumière des principes les plus fondamentaux énoncés dans le Coran. Mais cela ne suffit pas.

Muhammad Baqr al-Sadr

Le but est toujours de trouver le sens que Dieu lui-même donnait aux paroles qu'il a inspirées à ses prophètes [attention, il n'y a pas qu'un seul prophète en islam : Moïse, Abraham, Noé, etc. (les prophètes du judaïsme) et Jésus (le prophète du christianisme) sont aussi des prophètes en Islam. Mahomet ne se substitue pas aux autres, il s'y ajoute : c'est le dernier prophète, historiquement et logiquement : il est le dernier en date, mais c'est aussi... l'ultime.]

Or les Musulmans, pour al-Sadr, ont un allié de poids dans cette quête du sens de la Parole de Dieu : c'est le Prophète lui-même. Car Mahomet (Muhammad) n'est pas seulement un prophète ; en dehors de ses temps de révélation (ponctuels), c'est un homme, qui doit établir et guider les hommes qui se regroupent autour de lui. Muhammad doit organiser et gérer la société des Musulmans de Médine (la ville où il s'établit, après avoir dû fuir la Mecque ; pour information, le début du calendrier musulman commence avec cet exil de Muhammad à Médine, ce que les musulmans appellent : "l'hégire", qui correspond à "notre" 622 après J-C). Ce qui implique qu'il doit répondre à de multiples questions sociales... d'une façon conforme à la Révélation. 

Médine

Or Muhammad, même lorsqu'il n'est pas en "état de prophétie", n'est pas un homme comme les autres. C'est un "beau modèle", c'est-à-dire que lui sait appliquer correctement les préceptes divins qu'il a reçus de Dieu. Muhammad n'est (absolument) pas un "demi-dieu" ; mais c'est un homme qui ne se trompe pas dans le sens qu'il donne aux versets coraniques. L'interprétation que donne Muhammad de la Charia'h est l'interprétation véritable.

Il faut donc consulter attentivement la manière dont il a appliqué la Loi, car en l'analysant on retrouvera le sens qu'il faut donner aux versets coraniques. Pour schématiser, on pourrait dire que les applications de la Loi coranique par Muhammad ont la même vertu que l'exemple en mathématiques : à travers l'exemple, vous retrouvez le sens qu'il faut donner à la formule. L'exemple permet de comprendre la règle, c'est-à-dire de l'interpréter correctement. Il en va de même ici. Pour retrouver le sens d'une règle de la charia'h, le mieux est encore de disposer d'une application correcte de cette règle. Or cette application correcte, nous l'avons : c'est celle qu'en a effectué Muhammad lui-même. Etudions donc scrupuleusement la manière dont Muhammad a conduit la cité de Médine : elle nous indiquera le sens véritable des versets coraniques.

Calligraphie d'une parole du Prophète ("Dieu est beau et il aime la beauté")

Il faut donc une nouvelle fois insister sur le fait que la parole de Dieu, comme toute parole, peut avoir une infinité d'interprétations. Le but est de trouver la bonne, pour déterminer ce qui constitue la bonne application de la règle, selon un schéma que l'on pourrait modéliser ainsi : parole (règle) --> interprétation --> application. Si l'on cherche l'interprétation, alors on doit pouvoir la retrouver si l'on connaît la règle (formulée dans le Coran) et une bonne application (celle du Prophète) ; le schéma interprétatif est alors : parole (règle) + application --> interprétation.

Ce schéma n'a rien de spécifique à l'islam. Le fait qu'une règle ne serve pas à grand chose tant que l'on ne sait pas comment l'appliquer n'est pas seulement admis par les juristes (un code civil ne sert à rien si on n'a pas la jurisprudence..) et les musulmans : on le voit clairement dans l'histoire du christianisme.

Il vaut ici la peine de rappeler que Jésus lui-même était juif : au départ, il n'est pas le fondateur d'une "nouvelle" religion, mais le continuateur de la religion d'Abraham. Les chrétiens ont longtemps été de simples "Juifs dissidents". C'est ce qui explique que Jésus, dans le Nouveau Testament, ne prétend pas abolir l'ancienne croyance pour la remplacer par une nouvelle. Jésus ne prétend pas s'opposer à la Loi (juive). C'est bien ce qui explique la place du débat qui l'opose aux "pharisiens" dans le Nouveau testament.

Dans le Nouveau testament, le "pharisien" est un personnage qui s'attache à la "lettre" de la Loi juive sans chercher à en comprendre l'esprit, voire qui essaye de détourner l'esprit à son profit tout en faisant semblant de suivre scrupuleusement la lettre (c'est le sens que prend maintenant ce terme dans le langage courant). Dans les Evangiles, lorsqu'un "pharisien" surgit, c'est généralement pour essayer de montrer que le Crist contredit la Loi juive ; les pharisiens cherchent désespérement à prouver que Jésus est un imposteur, qu'il ne respecte pas, quoiqu'il en dise, le Dieu d'Abraham.

Lorenzo Lotto, "Jésus et la femme adultère" (1556)

L'exemple le plus connu est celui de la femme adultère. Il se trouve notamment dans l'Evangile de Jean. Voici le texte, qui vaut la peine d'être lu :

Jésus se rendit à la montagne des oliviers. 2 Mais, dès le matin, il alla de nouveau dans le temple, et tout le peuple vint à lui. S'étant assis, il les enseignait. 3 Alors les scribes et les pharisiens amenèrent une femme surprise en adultère; (8-4) et, la plaçant au milieu du peuple, 4 ils dirent à Jésus: Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. 5 Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes: toi donc, que dis-tu?

6 Ils disaient cela pour l'éprouver, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus, s'étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. 7 Comme ils continuaient à l'interroger, il se releva et leur dit: Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. 8 Et s'étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre. 9 Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience, ils se retirèrent un à un, depuis les plus âgés jusqu'aux derniers; et Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu. 10 Alors s'étant relevé, et ne voyant plus que la femme, Jésus lui dit: Femme, où sont ceux qui t'accusaient? Personne ne t'a-t-il condamnée? 11 Elle répondit: Non, Seigneur. Et Jésus lui dit: Je ne te condamne pas non plus: va, et ne pèche plus.

On voit bien ici comment les pharisiens tentent de montrer que Jésus transgresse la Loi juive, contrairement à ce qu'il dit. La Loi Juive dit qu'il faut lapider la femme adultère (on remarquera tout de même au passage que, selon la Torah, il ne suffit pas que la femme "avoue" pour que l'adultère soit juridiquement établi ; il faut deux témoignages concordants... ce qui est déjà beaucoup.) Donc Jésus, étant en présence de la femme adultère, n'a (apparemment) que deux possibilités : soit dire "lapidez-là", et dans ce cas il montre qu'il agit bien conformément à la loi juive ; soit il dit : "ne la lapidez pas", et alors il donne raison aux pharisiens qui l'accusent de violer les principes de la Torah.

Jules-Arsène Garnier, "Le supplice des adultères", 1876

Or que fait Jésus ? Il ne contredit absolument pas loi juive. Il dit : "que celui d'entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle". Je ne vais pas tenter ici une interprétation de ce texte biblique, n'étant ni rabbin, ni prêtre (il en existe de toutes sortes, y compris féministes : Jésus établirait la femme comme "être juridiquement responsable"....) Mais on peut néanmoins souligner que Jésus indique ici, non une nouvelle loi (qui abolirait l'ancienne), mais une nouvelle façon de l'appliquer. Jésus ne dit pas : "abolissez la loi", il nous montre comment, lui, l'applique. Et ce qui est très fort, c'est que ce n'est pas seulement une application personelle : Jésus contraint par sa réponse tous les accusateurs à faire comme lui (c'est d'eux-mêmes que les accusateurs se retirent, ce qui signifie qu'ils reconnaissent qu'eux-mêmes ne peuvent châtier la femme adultère). Plus encore, il fait de son application de la loi une application qui suit celle des autres ! ("Moi non plus...", etc.)

Jésus nous a donc mené, non vers une nouvelle loi, mais vers le sens véritable de la loi. Le sens véritable de la condamnation de l'adultère dans la Bible, ce n'est pas "brûlez les pécheresses !", mais "l'adultère est une faute extrêmement grave". La sanction nous indique ici, non ce qu'il faut faire (lapider), mais ce qu'il ne faut absolument pas faire (commettre l'adultère). Par la manière d'appliquer la Loi que le Christ nous indique, il nous en fait saisir le sens véritable, selon un trajet similaire à celui que nous propose al-Sadr pour le Coran.

[Il est souvent intéressant de repartir de cette exigence pour comprendre les "châtiments" qu'une religion est censée réserver à telle ou telle catégorie de la population ; on associe trop souvent, dans l'Occident actuel, la lapidation de la femme avec l'islam. On oublie que la loi juive l'avait promulguée bien avant lui, et que le Christ ne l'a pas rejetée. L'énoncé d'un châtiment n'a aucun sens si on ne prend pas en compte ce qui en constitue l'application légitime ; ainsi, il peut être intéressant de s'interroger sur les conditions fixées par les textes religieux pour que la lapidation puisse avoir lieu. S'interroger sur ces conditions, c'est déjà s'orienter vers une meilleure saisie du sens des versets qui envisagent ce châtiment. Nous avons vu que, pour la Torah, il fallait déjà deux témoignages concordants.

Une image inspirée d'un autre tableau de Jules Garnier, "Le constat d'adultère", qui fut interdit dans un salon parisien en 1885 (la scène d'adultère "risquait d'offenser les familles").

En Islam, c'est encore mieux. Il faut produire quatre témoins (!) pour que l'accusation puisse être jugée recevable. Et que se passe-t-il si celui qui accuse une femme d'adultère ne peut pas produire quatre témoins ? Il s'expose à 80 coups de fouets (ce qui signifie, en gros, la mort). Et s'il y a trois témoins mais que le quatrième émet un doute ? Les trois autres s'exposent à 80 coups de fouet ! ( cf. Sourate 24, verset 2)

En fait, on pourrait considérer ce verset comme une arme très efficace de dissusasion contre les accusations d'adultère (il faut être très, très motivé pour risquer 80 coups de fouet, simplement pour pouvoir porter une accusation). Plusieurs imâms ont ainsi souligné que, si l'on suit le Coran, le châtiment adultère est "théoriquement impossible"... ce qui peut sans doute nous conduire à réenvisager le sens des versets qui lui sont consacrés. Est-ce l'horreur du châtiment qui nous est signifiée, ou la gravité de la faute ?

Il est dommage que ceux qui, en Occident, prétendent prendre appui sur quelques versets du Coran pour faire de la Charia'h une sorte de vaste code pénal impitoyable (pour en tirer des conclusions aussi vaseuses que "l'Islam est une religion violente...") oublient très souvent de lire le texte en entier. Si l'on pratiquait la même "méthode" de lecture avec la Bible, on aboutirait à des résultats du même accabit.  Pour le judaïsme, on pourrait rappeler que, selon Lévitique 20.13, l'homosexualité est chose si abominable qu'elle doit être punie de mort : "leur sang retombera sur eux" ; et pour le christianisme, on pourrait citer cette phrase de Saint Paul, qui énonce tous ceux qui seront chassés du paradis par Dieu : "Ne savez vous donc pas que les injustes n'hériteront pas du Royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas ! Ni les débauchés, les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les pédérastes, ni les voleurs, ni les accapareurs, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les filous n'hériteront du Royaume de Dieu (1 Cor 6:9 - 10). En tirer la conclusion selon  laquelle "le christianisme est une religion violente" n'a aucun sens : ce serait s'attribuer un "jugement"... sans s'être donné les moyens de le porter. ]

Le Caravage, "La conversion de Saint Paul" (1600)

Il reste un dernier point à envisager. Pour al-Sadr, l'étude des applications de la Loi par le Prophète doit nous ramener vers le sens véritable de la Loi. Mais justement : c'est parce que l'on aura retrouvé ce sens que l'on pourra appliquer différemment la Loi dans un contexte différent. Pour al-Sadr, essayer d'imiter exactement els agissements du Prophète n'a aucun sens, puisque le contexte dans lequel le prophète agit est différent du nôtre. Appliquer de la même façon une même loi dans deux contextes différents, c'est commettre une grave erreur.

Reprenons (ce point est très important) :

     a) le but du jeu est de savoir comment nous devons apliquer la Loi dans notre contexte.

     b) Pour cela, nous avons besoin de connaître le sens de la Loi.

     c) Ce sens nous est indiqué par la façon dont le Prophète a appliqué la Loi dans son contexte historique.

Par conséquent, s'il faut étudier attentivement la manière dont le Prophète a appliqué la loi coranique, ce n'est pas pour faire "comme lui", 13 siècles plus tard : c'est au contraire pour pouvoir faire différemment, dans un contexte différent. Celui qui possède le sens de la Loi sait différencier les applications de la Loi dans des contextes différents. Nous devons donc étudier les applications que le prophète a effectuées de la Loi au VII° siècle pour pouvoir comprendre le sens de la Loi et (donc) trouver ce que sont les "bonnes" applications au XX° siècle... qui seront sans doute différentes !

On voit ici tout ce qui distingue un "fondamentalisme", au sens véritable de ce terme (celui que nous avons dégagé avec le protestantisme), de deux autres manières d'aborder la Révélation.

     a) La première est le "littéralisme" : une approche littéraliste, c'est une lecture "à la lettre" de la Parole de Dieu. Cette approche est contestable, non d'un point de vue théologique (il faudrait être théologien pour pouvoir l'affirmer), mais d'un point de vue logique. Car elle repose souvent sur le fait de croire qu'une lecture "à la lettre" du texte serait nécessairement plus fidèle qu'une lecture fondée sur l'interprétation. Or c'est une erreur.  Toute lecture d'un texte est nécessairement interprétation : choisir de prendre le texte "au pied de la lettre", c'est déjà formuler un choix interprétatif, que rien ne vient justifier a priori. Dans le domaine du droit positif, un juge qui croirait rester "plus proche" du droit parce qu'il prendrait n'importe quelle loi "au pied de la lettre", quel que soit le contexte, n'aurait pas nécessairement raison... Inversement, ce n'est pas parce que l'on cherche à retrouver le sens des lois que l'on s'éloigne d'elles. Au contraire : c'est en retournant à "l'esprit des lois" que l'on revient à la source.  Pour al-Sadr, rechercher le sens des lois, c'est revenir vers la foi véritable, qui s'oppose ainsi à un littéralisme myope.

Julie Parenteau, La source

     b) La seconde est le "mimétisme" : une approche mimétique, c'est une approche qui cherche à reproduire exactement, à l'identique, les agissements des prophètes à leur époque. Pour al-Sadr, ceci revient à confondre "suivre un exemple " et "singer ". Chercher à faire "exactement comme" un prophète dont plusieurs siècles nous séparent, c'est faire comme si le monde était exactement le même ; ce qui n'est pas le cas. Pour savoir comment les Lois doivent être appliquées à notre époque, il ne faut pas, selon al-Sadr, chercher à reproduire les gestes du prophète à l'identique. Il faut analyser ses agissements pour comprendre le sens que, lui, donnait aux règles coraniques ; et, à partir de ce sens, retrouver ce qui constitue la bonne application de la Loi dans notre contexte. "Prendre exemple", ce n'est donc pas singer, "faire pareil". Prendre exemple, c'est suivre la même voie : celle de l'obéissance à une Parole que l'on s'approprie, que nous faisons nôtre en nous ouvrant à l'esprit, au souffle qui l'anime. Ce qui, cette fois encore, n'a rien à voir avec un mimétisme mécanique.

Il faut donc prendre garde à l'emploi du mot "fondamentalisme" : si le but est de revenir aux fondamentaux, aux principes, à l'esprit de la foi pour comprendre le Message, alors un penseur comme al-Sadr est "fondamentaliste". S'il s'agit (comme c'est souvent le cas dans le vocable des journalistes) d'une attitude qui vise à prendre tout verset au pied de la lettre, en cherchant à reproduire à l'identique les moeurs du Moyen-Âge... alors il ne l'est certainement pas ! Pas plus que ne l'est un autre philosophe musulman d'aujourd'hui, Tariq Ramadan, dont une formule condense l'essentiel de notre cheminement :

"Le Coran est descendu par fragments et les versets révélés étaient souvent des réponses à des situations spécifiques auxquelles devait faire face la communauté des fidèles autour du Prophète. C'est une réponse relative à l'événement historiquement daté : l'absolu révélé n'est pas dans la littéralité de la formulation, mais dans le principe général qui se dégage de ladite réponse. »                    (Tariq Ramadan, "Islam, le Face à face des Civilisations. Quel projet pour quelle modernité ?", 2001)

 

Pour conclure, nous pouvons donc insister sur le fait qu'interpréter un texte religieux, ce n'est pas seulement comprendre la signification des mots qui le composent. Comprendre une règle ne se limite jamais au fait de comprendre l'énoncé de la règle : comprendre une règle, comme le dit Wittgenstein, cela signifie "savoir l'appliquer correctement". Or il ne peut y avoir d'application correcte d'une règle que si l'on parvient à reconstituer l'intention, le but, le souffle qui l'anime et qui constitue l'esprit de la règle. Cela vaut de façon plus encore pour un texte religieux, dans la mesure où se soumettre à Dieu ce n'est pas se soumettre à des mots, mais à une Parole.

Obéir à la Parole de Dieu, ce n'est donc pas obéir mécaniquement à des consignes inscrites dans un "manuel" ; Dieu s'est révélé aux hommes : c'est donc en tant qu'hommes, et non en tant que machines ou moutons, qu'il nous faut lui obéir. Le croyant véritable est celui qui ne cherche pas à "tordre" les Ecritures pour les rendre conformes à ce que semble lui dire sa raison, mais il n'est pas non plus celui qui abdique toute pensée sous prétexte d'obéissance à la foi. Car la compréhension de la Parole exige, elle aussi, le concours de la pensée. Tel est, nous le verrons bientôt, le message d'un grand penseur musulman du XII° siècle: Averroës.

Abu'l-Walid Muhammad ibn Rouchd de Cordoue, dit Averroës

Cette distinction entre compréhension des mots et compréhension de la règle, on la retrouve à travers une distinction chrétienne ,très utile pour la notion d'interprétation : celle qui sépare exégèse et herméneutique.

     a) l'exégèse, c'est le travail d'analyse par lequel on parvient à restituer ce que dit un texte. Comprendre la signification d'un mot, c'est retrouver le terme original, retrouver la signfication qu'il avait dans le contexte de l'époque, comparer son usage avec celui d'autres oeuvres, ou d'autres occurences dans la même oeuvre, etc. En ce sens, l'exégèse religieuse est avant tout un travail de restitution du sens des phrases qui composent l'Ecriture. C'est, notamment, un travail de philologie.

     b) l'herméneutique, c'est le travail de restitution de ce que le texte veut dire ; par exemple, comprendre une parabole (et il y a beaucoup de paraboles dans la Bible !), ce n'est pas seulement comprendre l'histoire qui est racontée. C'est comprendre ce que cette histoire cherche à illustrer, ce qui en constitue le sens ou la "morale", et retrouver ce que sont les applications de ce sens ou de cette morale pour nous, à l'heure actuelle.

L'exégèse est donc d'abord un mouvement de retour vers le sens originel ; l'herméneutique, c'est le mouvement qui revient, à partir de ce sens originel, vers sa portée actuelle. Qu'est-ce que le Christ nous dit, à nous, humains du XXI° siècle ? Qu'est-ce que suivre son exemple dans le monde qui est le nôtre ? Pour le comprendre, il faut d'abord retrouver ce qu'il a dit (exégèse) ; et à partir de ce qu'il a dit, déterminer ce qui constitue, aujourd'hui, une conduite fidèle à sa parole (herméneutique).

Non pas, donc, obéissance mécanique à la lettre, mais soumission réfléchie à l'Esprit : une certaine manière de définir... la Foi.

Siudmak, Morning Poem

A demain !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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