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Le juge Hercule (10.03.10)

Bonjour,

Pour poursuivre notre étude de l'articulation du droit et de la justice, nous avons pris appui sur le second texte proposé, celui d'Aristote (que vous trouvez ici). Le propos d'Aristote est relativement simple, et prend également appui sur la distinction entre l'ordre de la légalité (conformité à la loi) et l'ordre de la légitimité (conformité à un ensemble de valeurs).

Mais attention : distinction ne signifie pas opposition. Pour Aristote, le sens premier de la justice est bien la conformité à la loi. En ce sens, le droit positif constitue déjà un critère de justice. Mais, nous dit Aristote, à côté de ce "juste légal", il en existe un autre, qui ne s'y oppose pas mais qui est meilleur que lui, qu'il nomme "l'équitable".

L'argument d'Aristote prend appui sur le caractère nécessairement général de la loi. Que signifie ici "général"? Le général s'oppose à deux notions, qui ne sont pas équivalentes : "particulier" et "singulier".

     a) Est "particulier" le cas qui correspond à l'application d'une règle dans un cas, un contexte précis ; pour le dire en termes mathématiques, un cas particulier est un cas qui fait correspondre des constantes aux variables de la règle. Par exemple, le théorème de Pythagore est une règle générale, qui vaut pour tout triangle rectangle. En revanche, si l'on prend un triangle rectangle déterminé, par exemple celui dont les côtés sont de longueur 3, 4 et 5, il s'agit d'un cas particulier d'application de la règle générale. On peut donc différencier l'énoncé général de l'énoncé particulier en affirmant que le premier peut être traduit par une formule du type "dans tous les cas où... alors..." ; l'énoncé particulier, lui, envisage un cas précis : "dans le cas envisagé...."

Comment dès lors distinguer le "particulier" du "singulier" ?

Une petite énigme : des triangles rectangles... bien singuliers !

     b) Un cas singulier, c'est un cas qui "se singularise", un cas particulier qui n'est pas un cas "comme les autres." En termes plus précis, c'est un cas particulier que ses caractéristiques propres dotent d'une dimension spécifique, "spéciale". Ainsi, le carré est bien un losange, puisque la règle générale qui définit les losanges s'applique bien dans le cas du carré ("dans tous les cas où la figure est un quadrilatère dont les 4 côtés ont la même longueur... il s'agit d'un losange") ; le carré est donc un cas particulier correspondant à la règle générale. Mais le carré est aussi un cas singulier, puisque le carré n'est pas "un losange comme les autres" : ses autres caractéristiques font qu'il se distingue des autres losanges, qu'il a des propriétés que, eux, n'ont pas, que certains théorèmes valent pour ce losange mais pas pour les autres, etc.

Il faut donc faire attention, ici, au langage courant. Lorsque l'on parle de "cas particuliers", on parle bien souvent en réalité de "cas singuliers". Un cas particulier, c'est simplement un cas donné, déterminé, d'application de la règle. Un cas singulier, c'est un cas dont les caractéristiques sont spécifiques, et permettent de le différencier des autres cas particuliers. En ce sens, quand on parle de cas "bien particulier", ou d'un cas "particulièrement intéressant", ou d'un cas dont les caractéristiques sont "un peu particulières"... on parle en fait d'un cas singulier !

Un cas singulier très connu...

Bien. En quoi cette distinction peut-elle nous aider à comprendre l'articulation du juste et de l'équitable ? Pour Aristote, la loi est toujours constituée d'énoncés généraux, qui sont donc du type "dans tous les cas où...." (le feu est au rouge, les individus sont mariés, les revenus sont supérieurs à..., etc.). Ce qui signifie que la loi regroupe dans ses énoncés tous les cas qui ont une (ou plusieurs) caractéristiques communes, en faisant abstraction de toutes les autres caractéristiques. Ce qui intéresse le code de la route, ce sont les cas où le feu est rouge, et non le fait que le feu en question soit un peu rouillé, qu'il y ait des autocollants pour téléphone rose sur la base du pilier, etc. Les énoncés du droit font abstraction des caractéristiques spécifiques des cas particuliers, ils regroupent tous les cas où une ou plusieurs exigences sont réunies.

Il s'agit évidemment d'une nécessité ; pourquoi ? Parce que, comme nous l'avons vu dans notre cours sur raison et réel, un cas concret a toujours une infinité de caractéristiques. Il est impossible de décrire entièrement une situation concrète, dans la mesure où elle est constituée d'une infinité de détails. Par conséquent, si la loi voulait prendre en compte chaque cas particulier,  et donc prendre en compte la totalité des caractéristiques d'un cas, il faudrait que les textes de loi soient.... infiniment longs ! La loi est bien obligée de faire abstraction de toutes les caractéristiques des situations concrètes qui ne lui semblent pas pertinentes, car dans le cas contraire elle devrait inscrire dans la règle une énumération infinie de caractéristiques. 

La loi ne dit donc pas : "quand un véhicule est en stationnement, que le véhicule est de couleur jaunne, que son propriétaire a 47 ans, que les enjoliveurs sont de marque Cbô...", etc. ; la loi dit : "dans tous les cas où le véhicule est en stationnement...". Elle fait abstraction de toutes les caractéristiques particulières qui n'ont pas d'importance aux yeux du législateur.

Mais on peut aller plus loin. Car si toute situation concrète a une infinité de caractéristiques, on peut en déduire qu'il n'existe jamais deux situations concrètes absolument identiques. Parmi le nombre infini de caractéristiques qui définissent une situation, il existe au moins une caractéristique qui permet de différencier deux situations concrètes. Et par conséquent, si la loi voulait porter sur tous les cas particuliers, il faudrait que le droit comporte....autant de lois que de situations concrètes, c'est-à-dire une infinité de lois !

On voit donc pourquoi la loi est "toujours générale", ainsi que l'affirme Aristote. Elle ne peut porter sur tous les cas particuliers (toutes les situations concrètes), sous peine de donner lieu à une infinité de lois infiniment longues ; ce qui est évidemment absurde.

 

Soit. Mais où est le problème ? En quoi le fait que la voiture en stationnement soit jaune ou verte pourrait-il faire de la loi une loi "injuste" ? Le problème vient en fait des cas singuliers.

Car parmi les cas particuliers réunis sous la loi générale, il en existe dont les caractéristiques "secondaires", non prises en compte par la loi, entrent en conflit avec ce que la loi cherche à faire, avec "l'intention" de la loi. Prenons un exemple précis. L'un des buts du réglement intérieur est de garantir la sécurité de tous les élèves, et c'est l'une des raisons qui justifient l'interdiction faite aux élèves d'utiliser les ascenseurs dans les établissements d'enseignement. On voit ici que ce qui est pertinent, c'est de savoir si un utilisateur potentiel est un élève ou un agent de service, d'entretien, etc. Il n'y aurait  guère de sens (cela ne garantirait nullement la sécurité des élèves) au fait d'interdire l'usage des ascenseurs aux personnels techniques, qui doivent parfois déplacer des objets encombrants. La propriété qui nous intéresse est donc : "être ou ne pas être un élève". En revanche, la coupe de cheveux de l'élève, son âge, le style de musique qu'il écoute, etc. n'ont rigoureusement aucun intérêt étant donné l'objectif de la loi. La loi peut donc faire abstraction de toutes ces caractéristiques et dire "les élèves n'ont pas le droit d'utiliser les ascenseurs".

Soit. Mais voici que survient un cas singulier, c'est-à-dire un cas dont les autres caactéristiques viennent contredire l'objectif de la loi si on applique la règle générale. Par exemple, voici venir un élève en fauteuil roulant (cela arrive, ces temps-ci). Cette caractéristique n'est pas prise en compte par le réglement intérieur ; et pourtant, elle remet en cause l'accord de l'application de la règle avec le but de la règle. Puisqu'il n'est nullement profitable à la sécurité des élèves d'obliger un élève en fauteuil roulant à prendre les escaliers !

Il va donc falloir rectifier la loi, corriger la loi, d'une façon telle que l'application de la règle générale à ce cas singulier reste en conformité avec la finalité, le but de la loi. Dans ce cas précis, on autorisera les élèves en fauteuil roulant à utiliser les ascenseurs.

Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas simplement inscrire dans le texte de la loi cette exception ? On pourrait... mais cela ne résoudrait pas le problème. Car surviendraient alors de nouveaux cas, que l'on n'avait pas prévus (il est impossible d'envisager la totalité des situations concrètes, qui sont infinies), qu'il faudrait à nouveau intégrer ; de même que surviendraient de nouveaux cas qui rendraient la correction elle-même de la loi contraire au but poursuivi par cette correction (par exemple : il y a un incendie... ce qui rend le "portage" de l'élève nettement préférable à son enfermement dans une cage d'ascenseur !), etc.

Il est donc vain de vouloir intégrer dans la loi toutes les exceptions possibles et envisageables, ainsi que toutes les exceptions à ces exceptions, et les exceptions aux exceptions de ces exceptions (l'individu A est un élève, mais il est en fauteuil roulant, mais il y a un incendie, mais l'escalier est déjà en flammes...), etc.

Il n'y a qu'une seule solution : se limiter, dans la formulation de la loi, au "cas général" le plus fréquent... et laisser au juge le soin de rectifier, de corriger la loi lorsqu'elle doit s'appliquer à un cas particulier dont la singularité entre en conflit avec l'objectif de la loi. Et cela, c'est, pour Aristote, le propre de l'équitable. L'équité consiste à corriger la loi lorsque le caractère nécessairement général de la loi conduit son application stricte à produire des effets contraires aux buts qu'elle poursuit, du fait de la singularité du cas envisagé.

Bien. Reste une question à envisager : selon quelle procédure cette "rectification" de la loi doit-elle s'effectuer ? En fonction de quel critère ? Et par qui ?

Nous avons déjà un élément de réponse. Ce qui rend la correction de la loi nécessaire, c'est que l'une des caractéristiques du cas envisagé conduit une application directe de la loi à produire des effets contraires aux objectifs qu'elle poursuit. C'est donc cet objectif, cette "intention" de la loi que doit retrouver l'équité. Celui qui est en charge de l'application de la loi doit donc retrouver l'intention de la loi derrière le texte de la loi, c'est-à-dire retrouver l'esprit de la loi derrière la lettre de la loi. Celui qui veut appliquer le réglement intérieur "à la lettre" empêchera l'élève en fauteuil roulant de prendre l'ascenseur, contredisant ainsi la recherche de sécurité qui constitue pourtant la finalité de la loi. En revanche, celui qui cherche à discerner "l'esprit" de la loi, son inention, aboutira à l'idée selon laquelle, le but étant d'assurer la sécurité des élèves, il est préférable dans ce cas précis d'autoriser l'élève à prendre l'ascenseur. Attention : ce n'est pas une transgression de la loi ; ou plutôt, c'est une transgression de la lettre de la loi justifiée par la fidélité à l'esprit de la loi.

"Au pied de la lettre" : un cliché de Laurent Chaté

Or une loi est par définition une règle qui sert un objectif ; on ne pose pas une loi pour la poser, mais parce que le fait de la poser nous rapproche d'un but. Ce qui donne sens à une loi, c'est le fait que son application permet d'atteindre une fin. Par conséquent, si l'application de la loi contredit cette fin, alors le juge qui applique la loi à la lettre ressemble à l'utilisateur d'un aspirateur qui continuerait à l'utiliser sans discernement malgré le fait que,  du fait d'un dysfonctionnement de l'appareil, ce dernier se mette à expirer toute la poussière contenue dans le sac. Il continue à utiliser un moyen alors même que ce moyen contredit la fin pour laquelle il est moyen : ce qui est absurde.

Privilégier l'esprit de la loi sur la lettre de la loi n'est pas véritablement un choix : cela découle directement de la nature de la loi, qui est d'être un moyen (juridique) en vue d'une fin (politique). La fonction du juge est donc de toujours appliquer la loi d'une façon telle que cette application de la loi exprime la finalité de la loi. Appliquer la loi, c'est donc d'abord retrouver la finalité qui est la sienne et qui lui donne son sens : l'interpréter.

Bien. On peut donc dire que toute application de la loi repose sur une interprétation de la loi. Mais cela nous mène à un nouveau problème, que saisit fort bien Aristote. Car donner au juge la possibilité de "modifier" la loi si son application ne lui semble pas conforme à la justice, n'est-ce pas contrevenir au principe même de la séparation des pouvoirs ? Donner au juge le droit de "corriger" la loi, n'est-ce pas transférer au pouvoir judiciaire une compétence législative ? Car il va de soi que celui qui peut décider si, oui ou non, la loi doit être appliquée ou modifiée... devient le maître de la loi. Or, dans un cadre républicain, cela pose un (énorme) problème : le juge est bien celui qui doit appliquer la loi... mais il n'a aucune compétence pour "dire" la loi ! La fonction du juge n'est pas de dire si, oui ou non, on doit appliquer la loi. Il doit seulement nous dire comment on doit l'appliquer.

Cette difficulté est très bien saisie par Aristote, qui précise immédiatement que le travail d'interprétation de la loi sur lequel repose l'équité du juge n'a rien à voir avec une étude du caractère "légitime" de la loi. Pour Aristote, la loi est juste (cf. début du texte), et ce n'est certainement pas au juge de dire qu'elle ne doit pas être appliquée parce qu'elle lui paraît injuste. Imaginons un juge qui dirait : la loi dit que... mais cette loi contredit ce qui me semble être juste, donc je ne l'applique pas. Horreur !

Encore une fois, le travail du juge est de retrouver l'intention de la loi, l'esprit de la loi, le sens de la loi, derrière la lettre de la loi. Mais la question que doit se poser le juge n'est pas "quelle est la finalité que j'aurais poursuivie si j'avais énoncé une telle règle?". La seule question légitime est : "quelle est l'intention que le législateur poursuivait lorsque lui a énoncé cette règle ?" Peu importe, donc, que le juge soit d'accord avec le législateur : pour Aristote, un juge doit appliquer une loi conformément à l'intention de celui qui l'a énoncée, même si cette intention lui paraît contestable ! 

Pour prendre un exemple contemporain, le juge auquel on demande si le droit français autorise ou non le mariage homosexuel, ne doit pas s'interroger sur la signification que, lui, il accorde au mariage ; il doit se demander ce que législateur, l'auteur de la loi, avait à l'esprit lorsqu'il a promulgué les règles juridiques encadrant le mariage. Le juge ne doit pas se demander ce qu'il pense du mariage homosexuel, mais de ce qu'en auraient pensé  les auteurs de la loi. C'est cette intention qui doit guider son application de la loi. La question qu'il doit se poser est donc : "comment l'auraient-ils appliquée, eux ?"

Interpréter la loi, ce n'est donc pas ici lui donner un sens conforme à nos propres croyances, mais retrouver le sens que lui prêtait la seule instance habilitée à dire la loi : le Législateur.

On pourrait donc définir le travail du juge comme une "obéissance non mécanique", ou comme une "soumission raisonnée". Le juge ne peut jamais être une simple "machine à appliquer" la loi, puisque sa fonction exige de lui qu'il se livre à un travail d'interprétation qui lui permet de subordonner le respect de la lettre du droit à la fidélité à l'esprit du droit. Le juge doit donc faire preuve de discernement. Mais ce discernement doit être mis au service, non des croyances morales ou politiques du juge, mais bien à celles du législateur. Le juge ne doit pas donc se demander ce que serait une loi juste, mais ce qui constitue une application de la loi conforme à ce que le législateur croyait être juste. En ce sens, le juge doit renoncer à ses propres croyances pour servir les convictions de celui qu'il doit représenter, mais auquel il ne doit jamais tenter de se substituer : le législateur.

Ce texte d'Aristote posait donc un certain nombre de problèmes très actuels, notamment dans le cadre de la philosophie politique américaine. Les Etats-Uniens sont très préoccupés par ces questions, eux qui s'inquiètent parfois du pouvoir reconnu à la Cour Suprême. En France, le Conseil Constitutionnel est moins inquiétant ; ses membres ont pourtant les deux caractéristiques-clé des instances qui posent le problème de la séparation des pouvoirs :

     a) ses membres n'ont pas de légitimité démocratique (ils ne sont pas élus par les citoyens)

     b) le Conseil peut imposer le rejet d'une loi qui a été adoptée par les instances dotées d'une légimité démocratique (notamment l'Assemblée nationale).

La tâche du Conseil Constitutionnel, c'est de vérifier qu'une loi reste bien conforme aux grands principes du droit positif déposés dans la Constitution. S'il juge qu'une loi, même adoptée par les instances parlementaires, porte atteinte à l'un de ces principes fondamentaux (cela peut être le principe de séparation des pouvoirs, l'individisibilité de la République, le principe de non-rétroactivité des lois pénales, etc.), il peut imposer son rejet ou sa modification.

Ce qui nous intéresse ici dans la fonction de ce Conseil, c'est qu'il met en lumière une distinction très importante au sein du droit positif  : celle qui sépare les simples lois (la législation) de la Constitution.  On pourrait en effet s'interroger sur la manière dont le juge doit retrouver "l'intention du législateur" dans la démarche d'équité. La Constitution fournit un élément de réponse, en indiquant les grands principes à la lumière desquels les lois doivent être lues. Pour reprendre la typologie de Léo Strauss, on pourrait dire que la Constitution met en lumière les critères de justice à l'aune desquels les lois doivent être interprétées. Que l'on s'accorde ou non sur l'existence d'un "droit naturel", c'est bien l'idéal de justice d'une communauté culturelle qui transparaît à travers les principes constitutionnels. En France, c'est le Préambule de la Constitution qui inscrit dans le droit positif les différentes "déclarations des droits de l'Homme".

Les principe inscrits dans la Constitution guident donc le juge dans son interprétation des lois. Mais il est également guidé par toutes les applications de la loi qui ont précédé la sienne, c'est-à-dire par la jurisprudence. Nous l'avons vu, du fait du principe d'égalité devant la loi, tous les citoyens placés dans la même situation doivent être confrontés à la même décision de justice. La décision prise par le juge doit donc être compatible avec les applications antérieures.

Ce double "guidage" de l'interprétation de la loi par le juge a inspiré à un philosphe américain contemporain, Ronald Dworkin, l'idée d'une métaphore pour désigner le travail du juge ; il s'agit d'une métaphore narrative. Pour Dworkin, le travail du juge n'est jamais mécanique : dans la mesure où chaque situation concrète est particulière, il ne peut pas qpliquer la loi comme un mathématicien applique ses théorèmes. Il doit toujours faire preuve d'équité (au sens aristotélicien), c'est-à-dire retrouver l'application de la loi qui correspond au sens véritable de la loi. Et pour ce faire, le juge est guidé à la fois par l'ensemble des grands principes constitutionnels qui donnent l'unité que l'on pourrait dire "thématique" du droit, et par les décisiions de justice de ceux qui l'ont précédé. Pour Dworkin, il est donc éclairant de considérer la situation du juge comme celle d'un écrivain qui devrait poursuivre la rédaction d'un roman que d'autres ont commencé avant lui.

Un célèbre dessin d'Escher (1948)

Un écrivain qui se retrouverait dans cette situation devrait évidemment respecter les grands principes qui fondent "l'identité" générale du roman (par exemple, s'agit-il d'un roman de fiction où l'on peut faire intervenir des êtres imaginaires, où d'un roman réaliste qui doit maintenir l'exigence de plausibilité ?) Respecter ces grands principes, cela ne nous dit pas encore ce qu'il faut écrire, mais cela guide "l'imagination créatrice" (et pour Dworkin, le juge doit faire preuve d'imagination). Par ailleurs, l'écrivain devra poursuivre le roman d'une façon compatible avec ce qui a déjà été rédigé : cela ne signifie évidemment pas qu'il doit redire les mêmes choses, mais qu'il doit sauvegarder la continuité du roman.

L'exigence-clé du travail d'interprétation de la loi par le juge est donc, pour Dworkin, une exigence de cohérence. Le juge doit erster cohérent avec les principes fondamentaux de la Constitution, il doit rester cohérent avec la jurisprudence. Il est donc celui qui poursuit l'aventure du droit, qui continue à "raconter" le droit en trouvant de nouvelles applications face à de nouvelles situations, tout en maintenant l'unité de l'histoire du droit.

C'est d'ailleurs ce qui explique le caractère "herculéen" du travail du juge. Le juge parfait serait ainsi celui qui a une connaissance parfaite de toute l'histoire du droit, puisqu'il doit être également infaillible dans sa connaissance des principes constitutionnels et dans sa connaissance de la jurisprudence. Le juge doit prendre appui sur toutes les applications précédentes pour inventer de nouvelles applications de la loi qui s'inscrivent dans la continuité des précédentes. Il doit assumer l'héritage que lui ont légué ses prédecesseurs, tout en continuant à créer des précédents lorsqu'il rencontre des situations nouvelles. Il doit à la fois créer et conserver. Il doit maintenir en vie la tradition juridique.

Il doit poursuivre l'histoire du droit.

Si l'on ajoute à cela le fait que :

     a) le droit forme toujours un système de lois

     b) le droit appartient au domaine de la culture

On peut en déduire que le juge devrait

     a') connaître, non seulement l'histoire de la loi qu'il envisage, mais aussi celle de toutes les autres lois. On ne peut pas séparérer une loi des autres lois qui forment le système du droit positif. Les lois s'entre-impliquent, elles sont solidaires. L'interprétation parfaite de la loi exigerait donc une connaissance parfaite de la totalité du système du droit.

     b') connaître, non seulement les lois et les principes constitutionels, mais aussi le contexte culturel auquel ils appartiennent. Ainsi que nous avons commencé à le voir dans le cours sur la culture, une culture est toujours une culture. Par conséquent, le système du droit n'est absolument pas dissociable des autres dimensions du contexte culturel (moral, religieux, économique...). Comprendre une loi ou un principe constitutionnel exige donc de les replacer, de les réinsérer dans le système culturel auquel ils appartiennent. Ainsi, il peut être judicieux de connaître le contexte culturel du début du XX° siècle (notamment le rapport entre l'Etat et l'Eglise autour de 1905...) pour comprendre l'intention des législateurs lorsqu'ils ont rédigé des textes du droit de la famille...

Si l'on synthétise, on voit que, pour Dworkin, le juge parfait serait celui qui saurait synthétiser dans sa décision toute l'histoire de la loi, et donc toute l'histoire du droit, et donc toute l'histoire de la culture à laquelle il appartient ! Le juge devient ainsi l'instrument par lequel une culture poursuit son histoire, réassumant à chaque fois tout son parcours et se réexprimant de façon inédite face à des situations nouvelles. Il s'agit évidemment d'un idéal : le juge de Dworkin est, selon sa propre expression,  un "juge-Hercule".

"Hercule et Omphale", peinture de François Boucher (vers 1730). Hercule, pour se racheter du meurtre de son hôte Iphitos, dut se vendre comme esclave à la reine Omphale de Lydie.

A demain !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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