Rationalisons la rationalisation (28.09.09)

  Bonjour,

Après avoir vu ce en quoi consistait la raison, nous avons commencé à éclairer son fonctionnement. Les usages de la raison peuvent être rangés en deux catégories : le raisonnement, et la rationalisation. Ce cours est un rien ardu, mais il ne doit pas vous décourager : nous aurons beaucoup d'occasions de croiser sur notre chemin des "applications" des thèses auxquelles nous allons aboutir.

Raisonner, nous l'avons dit (avec Kant), c'est lier logiquement des concepts. La raison ne raisonne pas avec des choses (tables, personnes, etc.) mais avec des idées, des concepts, c'est-à-dire avec des ensembles déterminés de propriétés déterminées. "Chveumeueleuh" n'est pas un concept, car on est incapable d'énoncer ses propriétés ; "wahw !" non plus ; et pour ce qui est d'"aimer", la question se pose... Bref, un concept, c'est un objet mental que l'on peut définir, c'est-à-dire dont on peut énumérer clairement les caractéristiques (propriétés, prédicats, qualités).

Quant à une relation logique, c'est une relation que l'on peut clairement spécifier : "il y a un vague rapport entre" n'est pas une relation logique, par contre "A implique B", "A cause B", "A est l'effet de B", A est plus grand que B", "A suppose B", "A est nécessaire pour que B", "A et B sont compatibles", "A équivaut à B", "A = 2/3 B", "A fait partie de B", etc., tout cela, ce sont des relations qui peuvent être directement saisies par la raison (et qui peuvent donc être formulées dans un langage logique). Attention ! Nous parlons bien ici de relations logiques entre concepts, et non entre "choses". Je peux établir une relation entre le concept de mouton et le concept de noir : par exemple "il y a des moutons qui sont entièrement noirs" peut se traduire par le fait qu'il existe un x tel que x est un mouton et x est noir (traduction en langage logique : $ x (Mx Ù Nx), où N = "avoir la propriété "être entièrement noir", et M = "avoir la propriété "être un mouton")

Il y a donc deux possibilités :

     a) soit la raison raisonne directement sur des concepts et des rapports logiques ; et dans ce cas son travail est simplement de construire des énoncés en articulant les concepts et les relations logiques (démonstration d'un théorème), ou de mettre en lumière des rapports logiques entre concepts. Ici, la raison joue aux légo avec les concepts : les pièces de lego sont des pièces que l'on peut agencer suivant certaines règles, ce qui rend possibles certaines combinaisons, et impossibles d'autres combinaisons. Il y a donc des objets que vous pouvez construire avec les pièces dont vous disposez, et d'autres non. C'est pareil en mathématiques, par exemple ; les pièces du mathématicien, ce sont ses concepts (cercle, racine carrée, etc.) ; et ces pièces ne peuvent être agencées que de certaines façons (je peux construire le composé de 1, :, et 2 : 1/2) mais pas dans d'autres (je n'ai pas le droit de construire l'objet 1/0). Si je parviens à "construire" un énoncé en agençant mes pièces de base d'une façon autorisée par les règles, l'énoncé auquel je parviens est démontré, et il s'agit dorénavant d'un théorème. Si l'énoncé n'est pas constructible, c'est que l'énoncé est invalide dans mon jeu. (Nous verrons les problèmes que tout cela pose dans quelques heures...)

On ne "raisonne" pas qu'en mathématiques, évidemment. On peut également raisonner sur des concepts.... en philosophie. Par exemple, si je définis le concept de dictature par une somme de propriétés dont la propriété "être fondé sur un monopole des libertés" fait partie, et si je définis le concept de justice comme un ensemble de propriétés dont la propriété "être fondé sur un partage égal des libertés" fait partie, alors j'ai démontré que le concept de dictature est incompatible avec le concept de justice. Je n'ai pas besoin d'aller voir dans le monde sensible, et mon énoncé est vrai même s'il n'existe pas, n'a jamais existé et n'existera jamais de dictature dans le monde sensible (ce qui est évidemment très discutable !).

   b) le second cas de figure est celui où la raison cherche raisonner, non plus sur le monde intelligible (concepts, relations logiques), mais sur le monde sensible. Or la raison ne peut pas lier des choses, elle ne peut lier que des concepts. Il va donc d'abord falloir traduire la situation du monde sensible (constituée de choses qui sont en rapport) en concepts et en relations. C'est-à-dire qu'il faut :

      _ trouver les concepts qui correspondent aux choses du monde sensible

      _ identifier les relations logiques qui correspondent aux rapports qui existent au sein du monde sensible.

Ce double processus correspond à ce que nous appellerons désormais : rationalisation. Rationaliser, c'est retrouver le monde intelligible par-delà le monde sensible, c'est traduire en situation conceptuelle-logique une situation concrète.

Vous disposez, vous, de beaucoup d'illustrations de ce processus. Songez aux jeux video, à la télévision numérique, etc. A chaque fois, une situation concrète s'est trouvée "traduite" en connexions logiques entre concepts mathématiques (puis retraduits en sens inverse, en images, en sons, etc.). Mais attention ! Ce parallèle est un peu trompeur. Car si l'on assume l'héritage de Socrate, alors il faut assumer jusqu'au bout notre définition du "réel" (tout ce qui existe, aussi bien dans le monde sensible que dans le monde intelligible). Pour Socrate, une idée (ce que nous appellons un concept) n'est pas une construction artificielle de l'esprit humain, elle n'est pas "moins réelle" que la chose matérielle. Au contraire, c'est le monde sensible qui n'est qu'une image toujours approximative et imparfaite du monde intelligible !  Le cercle n'est pas moins "réel", pour Socrate, que les ronds. On ne peut saisir l'idée du cercle que par la raison (vous ne verrez jamais "le cercle"), comme on ne peut saisir les ronds que par les sens (les toucher, les voir, etc.) Mais les ronds ne sont pas plus réels que le cercle : tous les ronds ne sont que des manifestations, des matérialisations, des sensibilisations, des concrétisations, des phénoménalisations (comme vous voudrez) toujours approximatives et imparfaites de l'idée de cercle, qui existe de façon on ne peut plus "réelle" dans le monde intelligible.

Ne peut-on jamais voir de "ronds" parfaitement ciculaires, de sphères parfaitement sphériques, etc. ? En un sens si. Dans le monde qu'Aristote appelle "supralunaire" (au-delà de la Lune), par opposition au monde "sublunaire" (sous la Lune), les approximations du monde sensible se réduisent etdisparaissent. Pour les philosophes Grecs de l'Antiquité, le monde des astres est un monde où règne la perfection : c'est pourquoi les astres (qui, pour Platon, sont des dieux) sont de la forme la plus parfaite (ils sont parfaitement sphériques, et la sphère est une figure géomérique parfaite), et que leur trajectoire l'est aussi (elle est parfaitement circulaire, et le cercle est aussi une forme parfaite). Ici, la chose du monde sensible correspond à l'idée intelligible... mais attention ! Cela ne signifie pas que la chose est l'idée. Un astre est parfaitement sphérique, mais il appartient néanmoins au monde sensible : il est parfaitement circulaire, mais il n'est pas le cercle.

Il faut donc distinguer :

    a) le monde intelligible (ou "monde des Idées")

    b 1) le monde sensible parfait (le monde supralunaire chez Aristote)

    b2) le monde sensible imparfait (le monde sublunaire chez Aristote)

ce qui éclaire d'ailleurs la suite du cours. Car la distinction entre b1 et b2 fait clairement aprecevoir le problème que pose la "rationalisation" de notre monde à nous (sublunaire). Si on ne voit pas bien en quoi la "traduction" du monde sensible dans le monde intelligible pose problème lorsque les choses correspondent totalement à leur concept (cas b1), en revanche cette traduction pose problème quand les choses ne correspondent pas pleinement à leur concept (cas b2). Car alors, pour rationaliser, il va falloir :

    a) soit intégrer dans la représentation conceptuelle-logique toutes les imperfections de la situation concrète... ce qui supposerait de pouvoir intégrer une infinité de caractéristiques (par exemple, chaque ballon de football diffère d'une sphère parfaite par une infinité de petits détails...)

    b) soit réduire la situation concrète en faisant abstraction de toutes ces caractéristiques. En ce sens, la représentation conceptuelle-logique permettra l'exactitude... mais au prix d'une approximation appauvrissante ! La représentation conceptuelle- logique sera une représentation inexacte d'une situation concrète, puisque la situation concrète est une image inexacte d'une situation parfaite ! Dans le domaine de la physique, cela ne pose (peut-être) pas de problèmes insurmontables : vous avez tous réduit la trajectoire d'un ballon de foot à la courbe correspondant à ue équation de type y = f(x)... et vous savez tous que, si l'on avait effectué très minutieusement la "vérification" du calcul dans le monde sensible, on aurait trouvé des erreurs, dues aux imperfections du ballon de foot, à la force du vent, etc. Les physiciens raisonnent sur le monde sensible comme si il était parfaitement traduisible en concepts et en relations logiques... ce qui n'est possible que si on se donne une représentation simpifiée et appauvrie du monde sensible... mais bon, on peut admettre que cela ne pose pas de problèmes insurmontables (sauf peut-être dans le monde microscopique, où les choses se compliquent).

En revanche, cela commence à poser un vrai problème dès que la science va s'intéresser... à l'homme. Car d'après ce que nous avons dit, rationaliser le comportement humain suppose

      1) de réduire le comportement d'un ou plusieurs individu(s) X, Y (Socrate, Mathieu, etc.) au comportement "d'un homme" en général. Il va fallir faire abstraction de toutes les singularités individuelles qui font qu'il ne peut pas y avoir de concept de "Socrate" (on ne peut pas énumérer toutes les caractéristiques qui définissent Socrate).

      2) de se donner un concept très précis de ce qui définit "l'homme" ; or toute conceptualisation, toute définition de ce qu'est un être humain est un choix qui n'a rien de neutre : on peut le considérer comme un animal politique (Aristote), un animal rationnel (Aristote), un animal qui fait des oeuvres d'art, un animal qui dresse des sépultures, un animal qui fait de l'économie, un animal qui joue... et chacune des ces "définitions" implique une certaine représentation de ce qui définit réellement l'humanité. En d'autres termes, on peut considérer que cette définition reste toujours "idéologique"... mais cela, ce sera pour bientôt.

A tout à l'heure !

 

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