Crise et catastrophe, le retour (18.11.09)

 Bonsoir,

 

Nous avons terminé ce (long) parcours consacré au couple raison / réel en essayant de mettre en lumière les limites de la démarche expérimentale telle que nous l'avions présentée avec Claude Bernard et Popper. Cette "critique" s'est opérée à partir de 4 angles distincts.

     a) Le premier concerne la validité du modèle fondé sur la falsification des hypothèses. Si l'on suit Popper, il n'y a de science véritable que si les hypothèses sont susceptibles d'être falsifiées par l'expérience, c'est-à-dire si le chercheur est contraint de reconnaître comme fausse une hypothèse dont les prévisions se trouvent contredites par les résultats expérimentaux.

Or Thomas Kuhn, dans La structure des révolutions scientifiques, a montré que ce modèle ne constituait en rien une description valide de la démarche réelle des scientifiques. Il fait ainsi remarquer que, si l'on admet l'idée selon laquelle une hypothèse scientifique doit être considérée comme fausse dès lors que certaines des prévisions qu'elle autorise sont démenties par les résultats expérimentaux, alors aucune théorie scientifique n'a jamais pu être considérée comme valide. Pour Kuhn, aucune hypothèse n'a jamais pu rendre compte de façon satisfaisante de la totalité des résultats expérimentaux. Un résultat imprévu (et imprévisible sur la base de l'hypothèse) ne suffit pas à justifier son rejet : il constitue une énigme, un problème qui reste à résoudre.

Bien avant que Copernic et Galilée ne proposent le modèle héliocentrique du système solaire, les astronomes avaient noté un certain nombre d'aberrations, c'est-à-dire d'observations inexplicables dans le modèle géocentrique. Ils n'en avaient pas pour autant conclu que le modèle était faux : ils avaient considéré ces aberrations comme des énigmes à résoudre. De même, nous avons vu qu'un résultat d'expérience comme celle de Michelson et Morley (la vitesse de la lumière reste constante quelle que soit sa direction), bien qu'inexplicable dans un modèle fondé sur l'existence de "l'éther" (si la lumière se propage grâce à l'éther, alors elle doit se propager plus vite dans le sens de la rotation de la terre, puisque l'éther est lui-même entraîné par ce mouvement), n'avait pas abouti immédiatement à son rejet pur et simple : encore une énigme !

Pour Kuhn, il ne suffit pas d'une énigme (une observation non prévisible sur la base d'une hypothèse) pour que les scientifiques rejettent l'hypothèse comme fausse : c'est un problème à résoudre. Le principe de falsifiabilité de Popper est donc à considérer comme un "idéal" régulateur plutôt que comme une norme méthodologique véritable.

     a) Le second angle d'attaque (qui poursuit la démarche...) concerne la dimension cumulative et linéaire du progrès scientifique, qui semble impliquée par l'articulation théorie /expérience telle que la présente Claude Bernard. Dans la démarche expérimentale, il semble en effet que la science progresse par enrichissement progressif (découverte de nouvelles lois de la nature) et épuration successive des différentes lois qui se trouveraient falsifiées. La science serait donc animée d'un mouvement perpétuel menant à l'extension de son champ d'application (découvertes de nouvelles lois) et à l'amélioration de son adéquation à la réalité (falsification des anciennes hypothèses). De plus en plus riche, de plus en plus exact : tel serait le principe du progrès des sciences.

Kuhn a très bien montré comment cette représentation du progrès scientifique émanait de la pratique scientifique elle-même, et plus encore de son enseignement. Tout apprenti-chercheur apprend dans ses manuels une version idéalisée de l'histoire scientifique, qui se trouve identifiée à un cheminement linéaire balisé de "découvertes", qui permettent de rectifier les erreurs du passé. Or ce que montre Thomas Kuhn, c'est que cette représentation ne rend pas compte du déroulement réel de l'histoire des sciences. Car toute théorie scientifique est hiérarchique : elle constitue un sytème de lois qui vont des plus fondamentales (les principes) aux plus subordonnées (les hypothèses en cours de validation). Que se passe-t-il si un ensemble de résultats expérimentaux vient ébranler la confiance dans la validité d'une loi de niveau n ? L'accumulation des "énigmes" peut déboucher sur l'abandon de cette hypothèse. Mais que se passe-t-il si les résultats expérimentaux s'avèrent également incompatibles avec la loi de niveau n+1 (plus fondamentale que la première ) ? Kuhn montre comment les scientifiques peuvent tenter de "sauvegarder" la validité de cette loi par un nouvel ensemble de "bricolages" (nous avons vu que la constante de Planck, qui joua un rôle décisif dans l'émergence de la physique quantique,  n'était, à l'origine, qu'un "bricolage" mathématique.) Mais si de nouvelles expériences poursuivent le travail de falsification ? Alors on abandonnera cette loi également. Mais si ces observations s'avèrent encore incompatibles avec la loi de niveau n+2 ? n+3 ?

Il va de soi qu'un tel processus, s'il émergeait, pourrait conduire à la remise en cause de lois de plus en plus fondamentales... jusqu'à ce qu'on atteigne les principes fondamentaux du système.

Et c'est bien ce qui s'est passé, nous l'avons vu, à la fin du XIX° siècle pour la physique dite "classique". Quels étaient les principes fondamentaux de la physique classique ? On peut en énumérer quelques uns :

    _ principe de causalité (dont le principe d'inertie n'est qu'une reformulation) : toute modification de l'état d'un système exige une cause, et cette cause ne peut avoir qu'un seul effet, déterminé par les lois de la nature. Illustration : un ballon de football ne bouge pas tout seul, de sa propre initiative, il faut shooter dedans ; mais si on connaît la vitesse et l'orientation exacte du shoot, on peut déterminer exactement la trajectoire du ballon

     _ principe de conservation de l'énergie : la somme globale de l'énergie dans un système clos est constante (il n'y a pas "génération spontanée" d'énergie, pas plus que d'anéantissement).

     _ principe de continuité : la nature "ne fait pas de sauts"

Bien entendu, il n'a pas suffit d'une seule expérience pour que l'on admette que ces principes pouvaient être remis en cause. Nous avons vu que, en ce qui concernait le premier, Einstein n'avait jamais pu se résoudre à l'abandonner. Il a fallu qu'une multitude d'observations viennent ébranler des lois de plus en plus fondamentales, jusqu'à ce que les principes eux-mêmes soient remis en cause... ce processus débouchant enfin sur une révolution scientifique, c'est-à-dire l'adoption d'un nouveau système de principes. Dans le cadre de la physique quantique (dont le champ d'application est le monde microscopique), la nature fait des sauts (qui sont, en gros, des multiples de la constante de Planck... qui est extrêmement petite), il peut y avoir création d'énergie (un système peut "emprunter" une énergie inexistante à condition de la "rembourser" presque immédiatement) et une cause peut avoir plusieurs effets différents... qui ne sont donc que "probables" !

Cet épisode, pour Kuhn, n'a rien d'extraordinaire : il illustre seulement la marche habituelle de l'histoire des sciences, qui ne repose pas sur l'enrichissement progressif d'un même système, mais sur une succession de cycles que l'on pourrait caractériser par 3 phases :

     1) phase initiale : le système génère de nouvelles lois à un rythme rapide ; il existe des observations inexplicables, mais elles constituent des énigmes qui servent de support (et de stimulant) à la recherche scientifique.

     2) phase critique : les énigmes s'accumulent ; le système ne parvient plus à rendre compte des observations, si ce n'est au prix de "bricolages" de plus en plus compliqués. Des lois de plus en plus fondamentales sont mises en cause, on assiste à la naissance et à la prolifération de théories alternatives.

     3) phase catastrophique : un nouveau système, fondé sur de nouveaux principes, est adopté par les nouvelles générations de scientifiques. Ce système permet de résoudre un grand nombre des énigmes précédentes et génère de nombreuses lois... le cycle recommence.  

C'est l'ensemble de ces trois phases que Kuhn appelle : "révolution scientifique".

Cette représentation de l'histoire des sciences montre donc que sa réduction à un axe chronologique jalonné de "grandes découvertes" (qui sont toujours aussi de grandes rectifications des erreurs passées) est illusoire. L'histoire des sciences est une succession de petites et grandes révolutions, par lesquels des systèmes scientifiques fondés sur des principes fondamentaux naissent, croissent, entrent en crise et s'effondrent, laissant place à de nouveaux systèmes. En d'autres termes, l'histoire des sciences est bien, comme toute histoire humaine (qu'il s'agisse d'histoire des institutions politiques, d'histoire économique, d'histoire de l'art, etc.) un processus que rien ne peut réduire à un simple progrès linéaire.

Ainsi posée, l'histoire des sciences est avant tout une histoire des révolutions scientifiques, dont Kuhn va montrer qu'elles sont autant de transformations de notre façon de voir le monde...

 

 

 

 

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