Epreuve orale : texte 3

Dans le texte précédent, Foucault a parlé des utopies dont le but était de nous doter d'un corps "sans corps", un corps affranchi des limites de notre corps réel. Un corps dont le "là" s'étendait à la totalité de l'espace (qui pouvait être "partout à la fois"), un corps invulnérable, un corps immortel, un corps invisible... bref, un corps "magique" débarrassé de toutes les limitations spatiales (localisation), temporelles (mortalité), et matérielles (fragilité, visibilité). Ce corps magique, c'était celui dont je pouvais jouir au sein des "utopies" : le corps utopique était donc le corps "dans" les utopies.

Mais Foucault va maintenant envisager la notion d'utopie dans un sens plus large ; l'utopie ne désignera plus seulement le monde dans lequel j'ai un corps magique, mais le lieu au sein duquel le corps, mon corps se trouve effacé au profit de quelque chose qui vient s'y substituer. L'utopie, ce n'est plus un monde imaginaire, c'est un espace au sein duquel quelque chose me "tient lieu" de corps. L'idée étant évidemment que ce "quelque chose" est, encore une fois, affranchi des limites du corps réel.

Foucault va envisager successivement deux espaces : l'espace funéraire (dans lequel quelque chose vient se substituer au corps mort, au cadavre), et l'espace religieux qui contient l'âme. Commençons par le premier.

En quoi les "grandes cités utopiques" auxquelles Fouicault fait référence au début du texte peuvent-elles être considérées comme des tentatives visant à "effacer" le corps ? Par "grande cité", il faut ici entendre l'ensemble des lieux, réels ou imaginaires, dans lesquels va se produire cet "effacement". Peut-être serait d'ailleurs plus approprié de dire : réels ET imaginaires, dans la mesure où les espaces sacrés dont il s'agit ici sont à la fois des lieux réels (tombeaux, sépultures, etc. : l'ensemble des lieux où l'on dépose le corps mort) et des espaces imaginaires puisque, précisément, leur nature sacrée fait qu'ils sont des lieu où la frontière entre le monde humain et le monde divin devient perméable. Les lieux sacrés dont parle Foucault sont des lieux de passage, passage d'un monde à l'autre. Peut-être faudrait-il également parler de monde "transcendant" plutôt que de monde imaginaire. Pour les Egyptiens, le monde des dieux est on ne plus réel... et cette notion de transcendance convient tout à fait à l'idée de Foucault : ce qui est trans-cendant, c'est ce qui passe dans un autre espace, dans un au-delà : dans un "ailleurs".

Reste à savoir pourquoi ces espaces peuvent être vus comme des lieux d'effacement du corps.

Foucault envisage 4 illustrations de cet "effacement" : la momie, le masque, la sculpture funéraire et la pierre tombale. En quoi l'embaumement du corps, sa "momification" constitue-t-elle un effacement du corps ?

En premier lieu, il fait rappeler que l'embaumement n'est pas une simple procédure de "conservation" du corps. Le but est bien de faire en sorte que, au réveil de sa nouvelle vie, l'âme du défunt puisse réintégrer le corps (une âme ne peut pas se passer de corps, même dans l'au-delà). Mais il ne s'agira pas du même corps : l'embaumement ne vise donc pas à protéger le corps, mais à le transformer, à le purifier, à le diviniser. Il s'agit donc bien de substituer à un corps humain un corps divin, propre à accompagner l'âme dans sa vie ultérieure.

 

La momie d'Hatchepsout

On le voit très bien dans le processus de purification auquel on soumet le corps ; sans entrer dans des détails techniques, on retire du corps presque tout ce qu'il contient : on commence par le cerveau (qu'on retire en passant par les fosses nasales à l'aide d'un fer chauffé à blanc : le cerveau réduit en bouillie s'écoule tout naturellement par le nez...), puis on retire toutes les viscères (foie, intestins...), que p'on nettoie avant de les placer généralement dans des vases funéraires. Le corps est ensuite séché pendant 70 jours, puis huilé. On enlève aussi les yeux (qu'on remplace par de "faux" yeux) avant de procéder au bandelettage, dernière étape de l'embaumement.

 

On voit donc que, dans ce processus, il ne s'agit pas de tenter de "conserver" le corps, mais de le remplacer par un autre corps qui, lui, ne se corrompra pas. Le but du jeu est de donner à l'âme immortelle un corps immortel. Le corps embaumé vient prendre la place du corps que le défunt possédait durant sa vie terrestre. En ce sens, on peut dire avec Foucault que le corps de la momie est la négation du corps terrestre, et sa transfiguration (sa divinisation).

La même analyse vaut pour le masque funéraire : un masque d'or (quand on peut se le permettre...) vient "tenir lieu" de visage ; dans l'Egypte antique, ce masque pouvait être sculpté, ou peint (en ce sens, il ne s'agit pas d'un "masque mortuaire", ces masques de plâtre que l'on moule sur le visage des morts pour conserver leurs traits... même si l'idée n'est pas très différente). On peut dire sans trop d'approximation que le masque est au visage ce que la momie est au corps : à la fois une négation (le masque se substitue au visage) et une transgfiguration (c'est un visage divinisé qui, lui aussi, résistera à l'épreuve du temps).

Sans doute le plus connu des masques funéraires : celui de Toutankhamon.

L'analyse sera un peu différente pour les peintures et les sculptures funéraires. Il ne s'agit plus, ici, de transformer le corps, mais de le remplacer par un autre corps, qui doit l'occulter, le faire oublier. Le "gisant" qui orne le tombeau a précisément pour fonction de se substituer, dans l'esprit de ceux qui viennent se recueillir, au corps qui se trouve dans le tombeau. Le cadavre, lui, va peu à peu redevenir poussière... en passant par des étapes qui ne sont sans doute pas toujours très reluisantes. Il va se corrompre, dénégerer, entrer en putréfaction, se liquéfier, etc. La sculpture qui orne le tombeau vient prendre la place de ce corps dégénérescent : au moment où le corps va commencer son chemin vers la poussière, on le fixe dans une image qui, elle, résistera au temps. Ici, le corps immortel n'est plus censé être celui de l'âme imortelle : mais le fait de construire une image immortelle du corps fait signe vers le caractère immortel de celui auquel ce corps a appartenu. L'image immortelle du corps est une image de l'immortalité du défunt.

On ne fait plus gère, aujourd'hui, de "gisants", de sculptures funéraires. Ce qui se pérsente au regard de ceux qui viennent se recueillir, c'est un simple dalle de marbre. Mais pour Foucault, celane fait pas une grande différence : la dalle de marbre, c'est encore un corps qui vient se substituer au corps qui se trouve en dessous. La purification du corps revêt simplement la forme, assez occidentale, de la géométrisation. La forme géométrique, c'est ce qui reste lorsqu'on a enlevé toutes les imperfections, toutes les approximations. Pour Les Grecs de l'Antiquité (comme Platon ou Epicure), les dieux, étant parfaits, ne pouvaient avoir qu'un corps parfait (animé d'un mouvement parfait) : ce pour quoi leurs corps étaient des sphères animées d'un mouvement circulaire (les astres). La dalle funéraire, avec sa perfection géométrique, participe de la même idée : la dalle de marbre, c'est une sorte de corps pur, et impérissable. C'est une matière sans défauts et qui ne se corrompt pas. La dalle funéraire, elle aussi, vient donc substituer au corps pourrissant l'image d'un corps pur et éternel.

La momie, le masque, la sculpture funéraire et la pierre tombale : autant de forme de négation/transfiguration du corps, que l'on supprime (ou occulte) comme cadavre pour lui substituer un corps purifié, éternisé. Le corps-cadavre, lui, est donc bel et bien "effacé". 

Passons maintenant à la dernière "utopie" envisagée par Foucault, pour soutenir la thèse selon laquelle l'invention des utopies constituerait une réponse à l'expérience du corps vécue comme enfermement. Cette dernière utopie, c'est le "mythe de l'âme", tel qu'il marque notamment l'histoire occidentale. 

Ce que Foucault cherche à montrer, c'est que l'âme, c'est "l'anti-corps" par excellence, ce à quoi l'on aboutit lorsqu'on nie une à une toutes els caractéristiques du corps.

En premier lieu, l'âme, c'est ce qui sait s'affranchir des limites du corps ; on peut même dire avec Foucault que l'âme, c'est ce qui se libère du corps.

     a) Elle s'en libère en "sortant" du corps ; le corps, lui, est voué à rester dans l'espace qu'il occupe ; mais l'âme sort du corps : elle va saisir les choses qui se trouvent à distance, notamment par l'ensemble des sensations. L'âme s'évade du corps "par les fenêtres de mes yeux", elle va séjourner auprès des choses qui se tiennent éloignées du corps, et que le corps ne peut toucher. L'âme, c'est ce qui ne reste pas "dans" le corps : c'est ce qui perçoit, interprète, pense le monde extérieur.

     b) Elle s'en libère en allant gagner des espaces imaginaires. Le corps, lui, est voué à rester dans l'espace physique [c'est du moins ce que Foucault n'a pas encore remis en cause] ; mais l'âme peut gagner des espaces imaginaires, comme dans le rêve. L'âme, c'est ce qui fait que je peux être ailleurs, par exemple dans les nuages, ou dans la Lune. Mon corps, lui, peut éventuellement aller sur la Lune (et encore), mais c'est tout. 

     c) Elle s'en libère au moment de la mort. Pour Platon, les âmes sont "tombées" dans un corps matériel, terrestre, mais la mort leur permettra sans doute de quitter ce monde sensible, matériel pour revenir au monde intelligible, au monde des idées. Dans une optique chrétienne, l'âme, c'est précisément ce qui survit lorsque le corps meurt. Et s'il peut y avoir résurrection des corps [mais là encore, il ne s'agit pas nécessairement du même corps...], c'est d'abord parce qu'il y a immortalité de l'âme. L'âme, c'est ce qui connaîtra l'au-delà, alors que le corps terrestre, lui, vit et meurt ici-bas.

L'âme est donc ce qui va à l'extérieur du corps, elle est ce qui peut quitter l'espace physique pour des espaces imaginaires, elle ce qui gagne l'au-delà lorsque le corps meurt.Bref : l'âme est ce qui, en moi, n'est pas prisonnier du corps. Le rapport avec la thèse de Foucault est on ne peut plus clair...

Mais il y a une autre dimension par laquelle l'âme peut être considérée comme un "anti-corps" : c'est sa pureté. Le corps est toujours imparfait, d'un bout à l'autre de la civilisation occidentale. Pour Platon, même un beau corps n'a d'intérêt que dans la mesure où il fait signe vers une beauté plus noble : celle de l'âme. Celui qui s'arrête à la beauté des corps n'est pas un sage. Dans une optique chrétienne, il existe un lien fort entre le corps et la chair (même s'ils ne sont pas équivalents) ; et la chair, c'est ce par quoi l'homme se sépare de Dieu. La chair, c'est le lieu du péché. Le corps est synonyme de faute, et c'est même ce par quoi Adam et Eve se sont trahis : puisque la première faute dont ils ont pris conscience après avoir mangé du fruit de l'arbre de la connaissance (du Bien et du Mal), c'est qu'ils étaient nus. Le premier geste d'Adam et Eve après la Chute a été de cacher le corps. Sans trop caricaturer, on peut admettre que le triptyque corps-sexualité-faute jalonne toute l'histoire du christianisme ; et pour Nietzsche, comme nous l'avons vu dans le cours sur la conscience, l'histoire même du christanisme est celle de la condamnation du corps au profit de l'âme.

L'âme n'est pas nécessairement immaculée : elle aussi peut être souillée. Mais à la différence du corps, elle peut être purifiée. Le baptême (qui nous lave du péché originel, mais non des mauvais-désirs-qui-viennent-du-corps : la "concupiscence"), la confession, etc. : autant de rites par lesquels je peux purifier mon âme. Mais mon corps, lui, reste toujours impur ; et si l'âme régénérée a encore besoin d'un corps (comme c'est généralement le cas dans la théologie chrétienne), il ne s'agit pas de ce corps-là (ou du moins, pas tel qu'il est) ; il s'agira, par exemple, d'un "corps de lumière". D'un corps qui ressemble à celui des anges (qui, comme on sait, n'ont pas de sexe).

Bref, l'âme c'est ce qui peut échapper aux contraintes du corps : à la fois aux contraintes de l'espace (l'âme peut aller au-dehors, ailleurs, au-delà) et celles du temps (l'âme est immortelle), mais aussi aux imperfections morales du corps. L'âme, c'est ce à quoi on aboutit lorsque l'on nie toutes les imperfections-limitations du corps.

L'âme, c'est le corps dématérialisé... parfait, léger et transparent "comme une bulle de savon".

Ce texte achève la première phase du raisonnement de Foucault, qui cherche à soutebnir l'hypothèse selon laquelle l'invention des utopies résulterait d'un désir de négation du corps et de ses contraintes. Les différents espaces utopiques, qu'ils s'agisse des mondes imginaires, des espaces funéraires ou du mythe de l'âme, viendrait contredire l'expérience du corps réel, ce corps matériel, visible, concret, limité, prisonnier de l'espace physique.

Va maintenant s'ouvrir la phase de remise en cause de cette hypothèse : est-il si certain que le corps "réel" soit seulement un morceau de matière, piégé dans l'espace physique, toujours visible, jamais ailleurs ? C'est ce que va remettre en cause toute la suite du texte, qui aboutira à l'idée selon laquelle l'expérience du corps réel est déjà l'expérience d'un corps utopique, que le corps réel contient déjà de multiples dimensions qui font de lui un espace utopique. Le corps matériel, visible, limité, strictement physique (celui de l'anatomie, de la biologie, de la médecine) n'est pas le corps de l'expérience vécue : c'est le résultat d'une construction, d'une invention, elle-même tributaire d'espaces imaginaires.

 

 

 

 

 

 

 

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