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Charité bien ordonnée

Nous avons donc vu les dangers qu'il y avait à privilégier une conception sacrificielle de la moralité et de l'amour. Derrière le sacrifice total de soi au nom du devoir, Corneille faisait paraître le fol orgueil. Et derrière le sacrifice de soi à autrui, Jung démasquait le sacrifice que l'on exige d'autrui, lequel ne peut rembourser sa dette à notre égard qu'en sacrifiant ses propres désirs au profit des nôtres

Bref : tout nous conduit à nous méfier de la moralité et de l'amour sacrificiels. Et nous sommes ainsi reconduits à l'impératif chrétien dont nous étions partis ; si, comme il est logique dans une optique religieuse, notre premier commandement est d'aimer Dieu, le second est : "aime ton prochain comme toi-même." Et nous avons vu comment, dans l'optique de Saint Augustin et de Saint Paul, l'amour de Dieu nous reconduisait naturellement vers l'amour de soi-même et d'autrui.

Voici le passage des Evangiles que je voulais vous citer mais dont je n'avais pas retrouvé la référence ; il se trouve dans l'Evangile de Marc (12, 29-31) :

En réponse à la question posée sur le premier des commandements, Jésus dit : " Le premier, c’est : ‘Ecoute Israël ! Le Seigneur notre Dieu est l’Unique Seigneur ; et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force !’ Voici le second : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là ".

La morale chrétienne n'exige donc pas que nous nous sacrifiions à autrui, ou que nous l'aimions plus que nous-mêmes. Et elle n'implique pas non plus que nous nous méprisions ou que nous renoncions à faire notre bonheur. Elle nous commande de rechercher le bien d'autrui comme nous recherchons le nôtre.

 

Eh non : il n'y a pas que les JMJ qui chantent : "Aime ton prochain comme toi-même" : La maison Tellier aussi ! Il est vrai que eux ajoutent : "mais de loin"...

On peut donc conclure que, au sein de la morale chrétienne, il n'y a pas de conflit entre bonheur personnel et moralité ; puisque le seul véritable impératif moral est d'aimer : et que cet amour se décline sans conflit, de façon harmonieuse, en amour de Dieu, amour de soi, amour de l'autre.

 

Et c'est précisément en cela que la moralité "chrétienne", fondée sur l'amour "chrétien", peut être exportée hors du cadre religieux. On pourrait retrouver une idée assez semblable chez un très grand philosophe, qui crut pourtant être un adversaire absolu de Saint Paul : Nietzsche. Pour Nietzsche, seul peut aimer véritablement autrui celui qui sait s'aimer lui-même. Celui qui court aimer les autres pour fuir le mépris secret qu'il nourrit à l'égard de lui-même ne fera des autres que des esclaves ; étant incapable de faire son propre bonheur, il fera en sorte que les autres soient, eux aussi, malheureux... par exemple en leur prêchant, au nom de leur "bien", une morale qui fait de tous leurs désirs des fautes. Le "moralisateur", pour Nietzsche, c'est d'abord celui qui prône auprès d'autrui le renoncement au bonheur personnel, étant incapable pour sa part de réaliser le sien.

Cela vaut d'ailleurs aussi dans l'autre sens ; on tend parfois à croire que celui qui adopte une posture "supérieure", hautaine, cynique, doit avoir une bien belle estime de lui-même. Mais, pour Nietzsche, il n'en est rien : seul peut véritablement mépriser autrui celui qui se méprise lui-même. Selon une formule magnifique : "le cynisme en société est signe que l'homme se traite lui-même dans la solitude comme un chien."

 

Chez Nietzsche, amour de soi et amour de l'autre, haine de soi et haine de l'autre sont en équilibre. Seul peut donc oeuvrer au bien d'autrui celui qui sait chercher son propre bien ; et celui qui se veut du mal ne peut vouloir que du mal à ses semblables.

 

C'est encore une fois cette idée que nous retrouvons chez cet autre grand "adversaire" de Nietzsche (selon Nietzsche) : Descartes. Pour Descartes, une juste estime des autres repose avant tout sur une juste estime de soi. Le sage, pour Descartes, n'est pas celui qui va et vient en récitant des Mea Culpa. Le sage cartésien, c'est celui qui sait que la seule chose dont on puisse être fier, c'est de chercher à agir de façon raisonnable, d'agir conformément à la raison. Il n'y a pas de raison d'être "fier" d'être intelligent : je n'y suis pour rien., nul n'a choisi d'être bête. Il n'y a pas à être "fier" d'être beau : il m'a été donné de pouvoir l'être. Je n'ai pas à être "fier" d'être riche : la chance y est toujours pour beaucoup. La seule chose dont je puisse être "fier", c'est de ce dont je suis pleinement responsable :  la manière dont je tente d'obéir à ce que me dit ma raison. Or, de ce point de vue, nous dit Descartes, il n'y a pas de diférence radicale entre les hommes. Avoir une juste estime de soi, ce n'est donc pas se rabaisser par rapport à d'hypothétiques saints, héros ou rois ; c'est, au contraire, garder à l'esprit que ces prétendus "grands hommes" ne nous sont pas incommensurables. Avoir une juste estime de soi, c'est donc d'abord ne pas se mépriser. 

Et comme, cette fois encore, le raisonnement est réversible, avoir une juste estime de soi nous empêche de mépriser les autres. Car si , dans notre rapport à la raison, nous ne sommes pas réellement "inférieurs" aux grands de ce monde, nous ne sommes pas non plus "supérieurs" au reste du monde. Bref, pour Descartes, avoir une juste estime de soi, c'est ne pas se mépriser, et ne mépriser personne. Telle est l'attitude du sage, chez Descartes, qui qualifie ce qu'il appelle : la générosité. Et la générosité, pour Descartes, a toutes les apparences d'un impératif moral.

 

Pour ne pas oublier le cours précédent : un peu de phrénologie...

Pour les curieux, le texte de référence de Descartes se trouve ici.

 

On pourrait faire un parcours analogue avec un autre philosophe, encore très différent des précédents : Rousseau. Lequel condamne l'amour-propre, qui nous conduit à toujours nous comparer aux autres, ce qui nous pousse à essayer de les rabaisser, eux, pour nous grandir, nous. L'amour-propre, chez Rousseau, est donc un vecteur indubitable d'immoralité... mais cette critique de l'amour propre s'effectue dans les passages mêmes où Rousseau glorifie l'amour de soi. L'amour de soi, c'est l'amour qui nous pousse à satisfaire nos véritables besoins. Et l'amour de soi, pour Rousseau, n'est pas du tout un vecteur d'immoralité. Au contraire ! "Les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi" (on peut rappeler que, parmi les "véritables besoins" envisagés par Epicure, que Rousseau suit largement ici, il y avait... l'amitié.)

Pour les curieux, le texte de référence de Rousseau se trouve (par exemple) ici.

 

Décidément, où que nous cherchions (sauf chez Kant !), il semble que l'on retrouve cet accord fondamental entre morale, amour de soi et amour d'autrui. C'est à se demander où se trouvent les éventuels théoriciens qui auraient prêché une morale sacrificielle...

 

"Aime ton prochain comme toi-même" : tel est le fondement d'une morale qui ne séparerait plus devoir et bonheur. Par conséquent, notre premier devoir est d'apprendre à nous aimer nous-même correctement. C'est-à-dire à aimer ce qui, en nous, est le plus digne d'être aimé.

Nous avions dit avec Saint Augustin (IV°-V° siècle ap. JC) : aime Dieu, l'amour (véritable) de toi-même en découle

Nous avions dit avec Saint Paul (Ier siècle) : aime ton prochain, le reste (la conduite morale) en découle.

Nous pourrions conclure avec Saint Thomas d'Aquin (XIII) siècle) : aime toi toi-même d'un amour véritable, en cherchant où est ton véritable bien : tu seras naturellement conduit à l'amour de Dieu et du prochain.  

Charité bien ordonnée commence par soi-même ; cette formule, souvent proférée par des cyniques qui croient y voir une ironie mordante, est en vérité à prendre au sens strict. Celui qui cherche à concilier bonheur et devoir en construisant une morale de l'amour doit commencer par se bien aimer lui-même. C'est-à-dire, encore une fois : apprendre à aimer ce qui, en lui, est véritablement digne d'être aimé.

Prends soin de ton âme : le reste en découle.

 

 “Self-care is never a selfish act. Any time we can listen to our true self and give it the care it requires, we do so not only for ourselves but for the many others whose lives we touch.” – Parker Palmer (théoricien de l'éducation américain contemporain)

 

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