Droit au bonheur

Pour conclure notre parcours, nous avons envisagé la question politique du "droit au bonheur".

C'est une notion qui semble d'emblée mal conçue. Avoir "droit à" peut en effet signifier deux choses :

     a) j'ai "droit à" quelque chose si nul ne peut m'interdire d'y avoir accès. Ainsi, le "droit au travail" tel qu'on l'entend aujourd'hui signifie qu'on ne peut pas interdire à un citoyen français de travailler. Cela n'implique pas que l'Etat a l'obligation de lui fournir un travail s'il en fait la demande, mais que le travail n'est ni une obligation, ni une interdiction. Ainsi, la France est l'un des premiers pays européens à avoir donné le "droit au travail" aux prisonniers. En France, le fait de travailler ne constitue pas une obligation (contrairement au principe des "travaux forcés" des anciens bagnes), mais il n'est pas non plus interdit aux prisionniers de travailler. [Attention : il ne faut pas confondre "droit au travail" et "droit du travail" ; le droit du travail, c'est l'ensemble de la réglementation qui fixe les règles juridiques encadrant les contrats de travail, les conditions de travail, etc. dans notre exemple, cet cette distinction est très importante, puisque si la France est l'un des premiers pays à fournir aux prisonniers le droit au travail, elle reste assez déficiente dans le domaine du "droit du travail" dans les prisons. En prison, il n'y a pas de salaire minimum (il y en a un, mais il est... indicatif !), pas de "chômage", et bien souvent il n'y a même pas de véritable contrat de travail.)

 

Une illustration tirée de Charlie Hebdo...

Pris en ce sens, le "droit au bonheur"... n'a pas grand sens. Nul ne peut m'interdire d'être heureux. Soit.

 

     b) j'ai "droit à" quelque chose peut également signifier que l'Etat doit me garantir l'accès à ce quelque chose. La seule fois dans l'histoire de France où le droit au travail a été conçu de cette manière, c'est pendant la Seconde République (qui n'a pas duré longtemps...). L'idée est que l'Etat devait fournir à tout citoyen qui en faisait la demande un emploi rémunéré. Nous dirions aujourd'hui que le droit au travail était un "droit opposable". De fait, l'expérience n'a pas été très concluante, dans la mesure où elle a mené à l'instauration des Ateliers Nationaux, qui ont duré à peine trois mois.

 

Les Ateliers Nationaux

 

Pris en ce sens, le "droit au bonheur" a bien un sens... mais il est extrêmement dangereux. Car il impliquerait que l'Etat doit garantir le bonheur à chaque citoyen. Or il est clair que l'Etat ne peut prétendre accomplir une chose de ce genre que si... il prétend savoir ce qui constitue le bonheur véritable de tout citoyen. En d'autres termes, le seul système politique dans lequel un tel "droit au bonheur" serait pensable, ce serait un système totalitaire dans lequel l'Etat imposerait à tous les citoyens un modèle universel de bonheur auquel il les contraindrait à se conformer. Une illustration possible serait le "communisme stalinien" (nous verrons plus tard que les deux termes sont en fait incompatibles), système politique dans lequel l'Etat prend en charge la définition de ce qui constitue le bonheur "objectif" de la société qu'il encadre.

 

Vous le reconnaissez ?

Bien. On comprend donc que les Européens se soient montré très réticents à inscrire le "droit au bonheur" dans leurs Constitutions.

 

Mais alorscomment expliquer que ce "droit" se trouve inscrit dans un texte qui, tout en étant fondateur, peut difficilement être interprété comme une tentative de justification du totalitarisme : la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis du 4 juilllet 1776 (qui est aux états-uniens ce qu'est pour nous la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) ?

 

Dans le contexte américain, le droit à la "pursuit of happiness" est d'abord un droit de choisir ce qui peut me rendre heureux.

Pour le comprendre, il faut repartir de la distinction que nous avions effectuée en première partie. Nous avions en effet distingué, au sein du bonheur humain, deux dimensions.

 

     a) Une dimension objective, correspondant aux désirs que tout être humain pouvait devoir satisfaire pour accéder au bonheur. La doctrine épicurienne nous avait conduit à reconnaître que, comme le disait déjà Aristote, un homme affamé, assoifé, soumis au froid dans une prison où il a été conduit de manière injuste et qui, par ailleurs, n'aurait aucun ami... pourrait difficilement être heureux. Il y a donc des conditions objectives d'accès au bonheur.

     b) Une dimension subjective, correspondant, non aux désirs naturels et nécessaires (universels), mais aux désirs qui correspondent à notre identité personnelle. C'est ce que nous avions vu avec Bergson.

On peut contester la seconde dimension (Epicure nous dirait qu'il faut apprendre à ne désirer que les désirs naturels et nécessaires, qui sont universels). En revanche, il est impossible de contester la première.

Or c'est précisément à cette première catégorie que se rattache l'idée de "droit au bonheur" dans les textes juridiques. Parler de "droit au bonheur", cela ne signifie pas que nul n'a le droit de nous interdire d'être heureux ; et cela ne signifie pas non plus que l'Etat devrait veiller à la satisfaction totale de tous nos désirs. Cela signifie que l'Etat doit nous garantir l'accès aux conditions objectives du bonheur, qui sont les mêmes pour tout individu.

Prenons un exemple récent. Le 10 novembre dernier, le sénat brésilien a adopté un amendement à la constitution, amendement dit "du droit au bonheur". Cela veut-il dire que désormais l'Etat brésilien devrait garantirle bonheur à tous ses citoyens ? Evidemment non. Cela signifie tout simplement que l'Etat doit garantir à tous les citoyens brésiliens l'accès aux conditions objectives du bonheur, la satisfaction des besoins fondamentaux sans laquelle il est impossible d'être heureux.

Lisons le texte de l'amendement. L’article 6 de la Constitution fédérale brésilienne devra désormais affirmer que "les droits sociaux essentiels à la recherche du bonheur sont l'éducation, la santé, l'alimentation, le travail, le logement, le repos, la sécurité sociale, la protection de la maternité et de l’enfance et l’assistance aux plus démunis". En d'autres termes, l'Etat brésilien reconnaît ainsi que, sans un accès garanti à certains besoins fondamentaux, il est absolument impossible d'être heureux, et que (donc) la satisfaction de ces besoins doit être garantie par l'Etat. Tout homme, pour être heureux, a besoin de manger, de dormir, d'être protégé des intempéries et d'être soigné. Il a besoin de pouvoir accéder à un travail qui lui permettra de subvenir à ses propres besoins, et il a besoin également de savoir qu'il ne mourra pas de faim et ne sera pas exclu du système de santé s'il devient incapable de travailler ou s'il ne trouve pas d'emploi (sécurité sociale, assistance aux plus démunis). Et, bien sûr, il a besoin d'avoir accès à l'éducation, qui lui permettra de développer ses facultés et d'obtenir la formation lui permettant d'accéder au marché du travail.

 

Encore une fois, ce qui fait que ces "désirs" sont considérés comme des droits, c'est qu'ils sont des besoins fondamentaux, sans la satisfaction desquels il est impossible à l'homme d'être heureux. En introduisant l'idée d'un droit au bonheur, l'Etat brésilien n'ouvre donc pas la porte au despotisme : il cherche simplement à inscrire dans la constitution le droit de tout citoyen à la satisfaction de ses besoins (physiologiques et autres) fondamentaux.

 

On pourrait alors se demander si ce "droit au bonheur" remet en cause l'idéal républicain tel que nous l'avions exposé, selon lequel la fonction fondamentale de l'Etat était de garantir la liberté. Nous verrons plus tard dans l'année que, aux yeux des premiers théoriciens du "socialisme", la satisfaction garantie des besoins fondamentaux, loin de s'ajouter (voire de s'opposer) au respect de la liberté, en était au contraire une condition. Pour ces théoriciens, c'est parce que l'Etat doit garantir la liberté de chacun qu'il doit permettre à tous les citoyens de satisfaire leurs besoins fondamentaux. Dans cette optique, le "droit au bonheur" n'a plus rien d'une menace pour la liberté (comme nous l'avions redouté en haut de cette page) : il en est au contraire une condition.

Mais nous aurons à revenir sur cette question.

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