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Epicure, désirs et besoins

I) Le bonheur comme réalisation de soi

     A) Epicure : le bonheur comme retour à notre nature

          1) Philosophie, bonheur et plénitude

D'après ce penseur de l'Antiquité grecque, le bonheur constitue la seule fin fondamentale de l'être humain. Pour Epicure, et pour paraphraser ce que dira un autre philosophe une vingtaine de siècles plus tard : "tous les hommes recherchent d'être heureux ; cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils emploient." (Blaise Pascal, Pensées).  Mais pour Epicure, les moyens qu'emploient spontanément les hommes sont erronés (pour Pascal aussi, d'ailleurs) ; il faut donc élaborer une "méthode rationnelle de recherche du bonheur" .... qui, pour Epicure, a pour nom : "philosophie".

Pour les épicuriens, le bonheur se définit comme ataraxie (absence de troubles de l'âme) et aponie (absence de troubles du corps). Il repose donc à la fois sur l'absence de toute frustration (ce qui exige notamment que tous les besoins du corps soient satisfaits), et sur l'absence d'angoisses (d'in-quiétudes de l'âme). Or, toujours selon Epicure, il existe quatre causes fondamentales de l'angoisse des hommes :

      a) la peur des dieux

      b) la peur de la mort

      c) la peur de ne pas pouvoir satisfaire nos désirs

      d) la peur de la souffrance

A ces quatre maux, Epicure apporte un quadruple remède : c'est le (fameux) "tétrapharmakon".

          2) Le tétrapharmakon

Pourquoi les hommes ont-ils peur des dieux ? La lecture de ceux que Epicure et Platon appellent "les poètes" (notamment Hésiode et Homère) nous l'apprend clairement : les dieux sont gens jaloux et violents, très puissants mais aussi très irrationnels. Ils ne cessent de se préoccuper de ce que font les hommes de leur vivant, de les aimer (ce qui excite généralement la jalousie d'un autre dieu), des les punir, de les opposer les uns aux autres, etc. Attirer l'attention d'un dieu, c'est se mettre en fâcheuse posture.

[Si vous avez quelques minutes, lisons ensemble l'histoire de Marsyas qui, de ce point de vue,  est instructive. Dans la mythologie grecque, la différence entre les anges et les démons... n'a pas encore été inventée !

 Voici l'histoire. Athéna avait confectionné une flûte avec des os de cerfs, et elle en joua à un banquet des dieux. Mais à sa grande stupéfaction outragée, Héra et Aphrodite se mirent à rigoler. Alors Athéna s'en alla jouer de sa flûte devant une rivière et là, voyant ses joues gonflées et son visage tout congestionné (cela devait être une sorte de trompette), elle se mit en colère, jeta la flûte et lança une malédiction sur quiconque la ramasserait.

Marsyas, dont ce n'était pas le jour, passait par là. Il ramasse la flûte... qui joue toute seule ; et comme c'est encore le souffle d'Athéna qui passe en elle, la musique qui en émane est divine. Et les hommes de dire à Marsyas : "Tu joues mieux qu'Apollon !". Dommage...

Sans surprise, Apollon s'en émeut et convoque Marsyas à un "duel" musical. Première manche : chacun joue de son instrument : Marsyas à la flûte, Apollon à la lyre. Evidemment, le jury ne peut les départager : le souffle d'Athéna contre la magie d'Apollon ; la déesse de la sagesse contre le dieu des arts... Apollon met alors son adversaire au défi de retourner son instrument, et se met à jouer de la lyre. Stupeur de Marsyas... qui perd. Et se retrouve par là même écorché tout vif par Apollon. Voilà ce qui advient quand on croise la route des dieux ; vous ne seriez pas effrayés, vous ?

 

Si ce n'est pas le cas, vous êtes très courageux , ou inconscients. Mais voici une autre histoire.

Apollon (encore lui) tomba amoureux d'un homme, Hyacinthos ; ce dernier, d'ailleurs, lui accorda ses faveurs. Pas de chance pour Hyacinthos : Zéphyr, le dieu du vent d'Ouest, tomba également amoureux de lui. Et un jour qu'Apollon apprenait à Hyacinthos à lancer le disque, Zéphyr, fou de jalousie, fit dévier et revenir le disque... en plein visage de Hyacinthos, qui mourut sur le champ. L'histoire veut qu'Apollon transforme le sang de la blessure en une "hyacinthe", dont les pétales portent l'inscription "ai ai" (hélas, en grec) ; Apollon déclara également qu'un héros grandiose serait immortalisé de la même manière... ce qui sera bien le cas d'Ajax.   Mais pour Hyacinthos, ça n'a pas changé grand chose.

Si vous n'êtes toujours pas effrayés à l'idée de croiser les dieux, ce n'est plus de la bravoure, c'est de la témérité.

Que nous répond Epicure ? Que tout ceci n'est que niaiseries. Les dieux, pour Epicure, existent bel et bien, mais ils n'ont aucun rapport avec ce genre de romans populaires. Les dieux sont des êtres PARFAITS  ET BIENHEUREUX. On doit blâmer les poètes de nous en donner une représentation aussi fausse et néfaste (Platon disait de même).  Pour Epicure, les dieux sont des êtres tout entiers adonnés à la contemplation épanouie de leur propre perfection. Ne connaissant ni désirs, ni manques, ni angoisses, les dieux rayonnent dans leur autarcie bienheureuse et SE  MOQUENT EPERDUMENT de ce que font les hommes. Les craindre n'a donc aucun sens. Et si l'on faisait davantage attention à l'image véridique des dieux que nous communiquent nos rêves, nous saurions qu'il ne faut guère accorder foi aux sinistres farces d'Hésiode et Homère, qui a bien y réfléchir pourraient être considérés comme les premiers scénaristes de films d'épouvante.

                                                                          

Bon. Qu'en est-il de la peur de la mort ? Encore plus absurde, nous dit Epicure. Un peu de physique suffit à le démontrer.

En physique épicurienne, le monde est en effet constitué d'atomes (les plus petits constituants de l'univers), qui sont animés d'un flux constant. Les choses du monde sont donc analogues à des "structures de place" (de façon relativement analogue à la façon dont les chimistes d'aujurd'hui représentent une molécule comme structure d'emplacements d'atomes d'hydrogène, d'oxygène, etc. qui ne sont pas toujours occupés par un seul et même atome). Dans le flux épicurien, des atomes d'un certain type quittent une place, et doivent être remplacés par de nouveaux atomes du même type, etc. Dans le monde des astres, les déperditions d'atomes sont immédiatement compensées par l'arrivée de nouveaux atomes ; mais dans notre monde terrestre (sublunaire, comme le dit Aristote), et particulièrement en ce qui nous concerne, nous autres humains, deux phénomènes s'opposent à ce perpétuel renouvellement. D'une part notre vie commence par une période de croissance (gain d'atomes), et se termine par une période de dégénérescence (perte d'atomes) ; et d'autre part nous devons procéder par nous-mêmes à la compensation de notre déperdition d'atomes (faim, soif, etc.), voire de nos surplus d'atomes (désir sexuel) en mangeant, en buvant... etc.

Qu'est-ce alors que la mort ? Réponse simple, nous dit Epicure : car l'âme aussi est constituée d'atomes, même s 'il s'agit des atomes les plus subtils, les plus fins... et les plus volatiles. Lorsque le corps vieillit ou se corrompt, arrive un jour où la déperdition d'atomes de notre corps en a tant affaibli la densité que ce corps n'est plus à même de retenir les atomes de l'âme qui s'y trouvaient. Les atomes de l'âme se dispersent alors dans le vaste flux atomique de l'univers. Le corps devient une simple carcasse de matière inerte (ce n'est plus un "corps" qu'au sens où les physiciens entendent ce mot), et l'âme... n'est plus une âme (pas plus que des particules d'oxygène et d'hydrogène dispersées ne constiuent une molécule d'eau). Il n'y a plus d'âme, plus de corps : plus de "vous". Dire que "vous" êtes mort n'a même pas de sens : seule devrait être employée l'expression (aujourd'hui quelque peu frappée d'obsolescence, il est vrai) : "vous n'êtes plus".

Avoir peur de la mort, c'est donc avoir peur... de rien. Ce qui est absurde. On ne peut avoir peur d'un état qui n'a pas d'existence. C'est comme si vous plaigniez tous les enfants qui n'ont jamais été conçus, ou qui ne le sont pas encore... ça n'a pas de sens. Encore une fois blame on Homère et Hésiode, qui ne cessent de nous conter des sornettes sur ce qui nous apprend "après" la mort. Si quelque chose nous attend après la mort, cela risque de nous attendre longtemps... puisque "nous", précisément, ne serons plus nulle part !

Une vie après la mort ? cela ne veut tout simplement rien dire. Alors, au lieu d'en avoir peur, mieux vaudrait en rire...

Voilà pour les dieux et la mort. Qu'en est-il de la souffrance ?

Là, il faut admettre que la réponse d'Epicure est simple, mais qu'elle exige de nous un travail un peu plus approfondi. Car, certes, Epicure ne connaît que la médecine du IV° siècle av. J.C. Mais le fait de dire "si la douleur est faible, elle se surmonte aisément ; et si elle est intense, elle sera brève", nous indique clairement que la sagesse exige un travail sur soi par lequel la souffrance présente doit être dépassée. Il ne s'agit pas d'une boutade de la part d'Epicure : il nous porte lui-même témoignage de l'efficacité de sa méthode dans sa "Lettre à Idoménée". Cette lettre, il l'écrivit durant la période de 14 jours d'agonie qui précédèrent sa mort, due à une rétention urinaire probablement causée par des calculs rénaux.  Comme il le dit lui-même, la douleur est vive (n'importe quel médecin vous le confirmera !)... mais il la supporte sans peine en revivant en mémoire les moments heureux passés en compagnie de son disciple. De façon générale, Epicure nous apprend que la souffrabce n'est pas une chose à laquelle nous devons être soumis, elle ne doit pas envahir notre être, nous ne devons pas la "subir". La douleur est une sensation comme une autre, à laquelle il faut savoir ménager une place sans lui permettre de nous envahir. La méthode épicurienne n'est donc pas une méthode de "déni" de la souffrance (mais non, tout va très bien...), mais une méthode de gestion, d'appropriation, de maîtrise de la douleur.

Si on voulait l'illustrer, on pourrait songer aux méthodes contemporaines concernant l'accouchement. Bien loin de prôner un (illusoire) "accouchement sans douleur", des méthodes comme l'haptonomie prônent une maîtrise de la douleur ; la femme qui accouche ne doit pas "subir" sa douleur, elle ne doit pas être "l'objet" de sa douleur, mais en devenir le sujet. Il ne s'agit donc pas d'abolir la douleur, mais de s'en rendre maître ; en ce sens, un dispositif comme le système d'injection contrôlée d'anti-douleur (le contrôle étant opéré par la femme elle-même), qui permet à celle-ci de rester en-deçà de la douleur "ingérable", est assez épicurien. 

 

Accueillir la douleur sans la subir : le yoga comme technique d'accouchement

Bien. Qu'en est-il enfin de l'angoisse des désirs insatisfaits ? Ici encore, la réponse d'Epicure est simple (pour Epicure, c'est l'esprit de l'homme qui est compliqué, jamais la nature).

     a) L'angoisse naît du fait que nous ne sommes pas sûrs de satisfaire tous nos désirs demain.

     b) le bonheur naît de la satisfaction de tous nos désirs, pas de la nature de nos désirs (nous ne sommes pas "plus repus" après avoir mangé un repas raffiné qu'après avoir avalé un repas roboratif, même si nous y avons pris plus de plaisir sur le moment).

Par conséquent, la solution est évidemment d'apprendre à ne désirer que des désirs que l'on est absolument sûr de pouvoir satisfaire dans l'avenir : car dans ce cas, les angoisses n'auront plus lieu d'être... Certes, mais avons-nous réellement le choix de nos désirs ? N'y a-t-il pas des désirs que nous devons absolument satisfaire, que nous le voulions ou non ?

De fait, chez Epicure, il y a trois types de désirs :

     a) les désirs naturels et nécessaires (notamment manger, boire, dormir, avoir un vêtement, un abrit et un ami)

     b) les désirs naturels, mais non nécessaires (notamment le désir sexuel)

     c) les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires (manger du foie gras, boire du beaujolais, dormir dans un lit à baldaquin, avoir des vêtements de marque, un logement spatieux, un ami célèbre, avoir des rapports sexuels avec un mannequin ou (pour reprendre la suggestion de l'une d'entre vous) avec quelqu'un de connu, etc.)

Ce bref aperçu de la typologie des désirs nous conduit donc au défi suivant :

      a) comme nous l'avons dit, il faut apprendre à ne désirer que des désirs que l'on sait pouvoir satisfaire demain.

      b) il est nécessaire de satisfaire les désirs naturels et nécessaires.

Or précisément, pour Epicure, la nature est bien faite : car les désirs que nous sommes absolument obligés de satisfaire pour vivre heureux (les désirs naturels et nécessaires) sont justement ceux que je suis sûr de toujours pouvoir satisfaire ! Je ne suis en rien assuré de pouvoir toujours dormir dans un lit à baldaquin ; en revanche, je puis être certain (nous sommes au IV° av JC) de toujours trouver quelque part un abri sec qui m'accueillera (les Grecs avaient une toute autre conception que nous de l'hospitalité... qui était alors l'un des devoirs les plus sacrés). Rien ne peut me garantir de pouvoir demain m'offrir cet excellent vin ; mais je pourrai toujours aller étancher ma soif à la source la plus proche, etc.

La conclusion est simple : la clé du bonheur, comme état de satisfaction totale des désirs dont toute angoisse a disparu, c'est le fait d'apprendre à ne désirer que des désirs naturels et nécessaires. Encore une fois, le bonheur, c'est l'état de satisfaction des désirs et l'absence d'angoisses.  Je ne suis pas plus heureux parce que j'ai mis fin (en les satisfaisant) à 1000 frustrations émanées de 1000 désirs que si 5 désirs sont satisfaits. C'est la satisfaction de tous les désirs qui importe, non le nombre de désirs. Je ne serai donc pas moins heureux si ma satisfaction totale est la satisfaction de besoins fondamentaux, que si elle repose sur la satisfaction de désirs superflus, tant qu'il ne subsiste aucun désir encore insatisfait. Et si par ailleurs il ne subsiste aucune angoisse (et notamment aucune angoisse liée à la possible frustration à venir de mes désirs), alors je serai heureux... absolument.

Car alors tout sera simplicité, calme, et béatitude.

Pour Epicure, le quatrième remède est donc la maîtrise rationnelle des désirs, qui est à la fois éducation et dressage. Education, dans la mesure où les raison d'être de cette maîtrise doivent être méditées et comprises par l'individu lui-même pour que la méthode soit efficace. Seul peut ici appliquer la méthode celui qui en a saisi le sens : la philosophie n'est pas un médicament que l'on peut inoculer à autrui contre son gré ! ("Apprends donc à te satisfaire de la satisfaction de tes besoins" ne semble pas pouvoir rendre quelqu'un heureux... tant qu'il ne saisit pas la sagesse de la formule.  

Mais il s'agit néanmoins d'un dressage, puisque si c'est par l'habitude qu'un désir devient besoin et crée la dépendance, c'est également en prenant l'habitude de ne satisfaire que nos désirs naturels et nécessaires que nous cesserons de désirer les autres. Rien ne vous interdit, bien sûr, de dormir de temps à autre dans un lit matelassé... tant que vous n'en "faites pas une habitude", au sens propre. Rien ne vous interdit de boire cet excellent vin que l'on vous propose... tant que ceci ne vous conduit pas à désirer en boire là même où nul n'est susceptible de vous en proposer.

Compliqué, le bonheur ? Pas du tout. Réconcilier liberté, et bonheur, nous l'avons vu, c'est éliminer l'angoisse et les désirs irrationnels. Pour Epicure, la philosophie est une méthode dont l'application nous conduit simultanément à l'un et à l'autre (on pourrait même dire : à l'un parce qu'à l'autre). Si bien que si vous n'êtes pas heureux... c'est que vous n'êtes pas assez philosophes !

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