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Le désir de l'autre

Nous interrogeons ici la nature du désir de l'autre : qu'est-ce que l'on désire précisément quand on "désire autrui" ?

Autrui, c'est un corps et un esprit. Est-ce le corps de l'autre sur lequel porte le désir ? Etudions brièvement le type de "rapport désirant" à l'autre qui semble s'orienter directement vers le corps : le désir sexuel ; et plus encore, examinons le type de pratiques sexuelles dans lesquelles le corps semble être l'objet sur lequel se focalise le désir : les pratiques sadomasochistes. Si le désir de l'autre est bien un rapport au corps, c'est bien là que cela devrait se manifester ! Et en revanche, si même dans ces pratiques ce n'est pas le corps lui-même qui est visé, on pourra admettre que c'est une règle générale pour le désir d'autrui.

En technicolor, s'il vous plaît.

Apparemment, si l'on prend l'exemple du sadisme, c'est bien le corps de l'autre qui est en cause ; à la lecture des oeuvres du Marquis de Sade, on s'aperçoit que le jeu sexuel est avant tout un jeu qui implique toutes les formes de violences faites au corps : blessure, déchirement, etc. Et si l'esprit est évidemment impliqué par cette torture du corps, il semble que ce soit uniquement dans la mesure où l'espace psychique abrite les émotions, les sensations les plus directement liées au corps : la douleur, la souffrance "physiques".   

Et pourtant... il est intéressant de remarquer que, dans l'oeuvre de Sade, la torture des corps s'adresse toujours au corps... des êtres humains. Les personnages de Sade ne perdent pas leur temps à maltraiter les animaux : cela n'a pas l'air de les intéresser. Pourtant, les animaux aussi ont un corps, et eux aussi souffrent quand on maltraite ce corps. Alors pourquoi échappent-ils aux pratiques "sadiques" ?

Encore que...

Ce qui différencie l'homme de l'animal, c'est qu'il est doté de raison et de conscience ; l'homme n'est pas seulement capable de ressentir une douleur "physique", il est également susceptible de souffrir psychologiquement : on peut occasionner à l'homme des souffrances "morales", des douleurs qui ne viennent pas de la maltraitance du corps, mais d'une violence faite à l'âme. Ne serait-ce pas cette souffrance qui serait visée par les pratiques sadiques ?

Dans les écrits de Sade, la réponse est assez évidente : ce qui fonde tout le plaisir qu'il y a à maltraiter autrui... c'est qu'il s'en rend compte, qu'il en est conscient. Certes, mes actes se tournent vers son corps, qu'ils maltraitent, violentent, etc. Et, en ce sens, autrui est bien réduit à ce simple "objet" matériel qu'est son corps. Mais justement : autrui se rend compte de cette "réduction" : il sait, il voit qu'il est réduit , entre mes mains, à une simple chose dont je fais ce que je veux. Il le voit... et il en souffre. C'est cette souffrance, psychologique  cette fois, que l'on nomme "humiliation". C'est bien l'humiliation de l'autre qui fonde le plaisir sadique : la souffrance physique n'est qu'un support pour cette violence morale que j'inflige à l'autre en le réduisant à l'impuissance, en en faisant une chose que je maltraite, que je bafoue. Le support du plaisir, c'est ici la réduction de l'autre à l'état de soumission : ce qui occasionne la jouissance, c'est la conscience que l'autre prend de cette soumision, et la souffrance psychologique qu'elle occasionne en lui : l'humiliation.

Sade a beaucoup inspiré les surréalistes ; ici, une gravue d'André Masson (peintre surréaliste français)

On comprend donc pourquoi il n'y a guère d'intérêt "sadique" à maltraiter les animaux : il est très facile de faire souffrir un animal ; il est beaucoup plus difficile de "l'humilier"... (au XVIII° siècle, on reconnaît difficilement aux animaux la conscience de leur propre "dignité"). 

Ce qui est en cause dans le désir sadique, ce n'est donc pas vraiment le corps : à travers le corps, c'est la conscience de l'autre que je vise. Ce n'est qu'en tant que l'autre a conscience du fait que je le "réduis" à un corps, que je maltraite, qu'il y a plaisir. 

[A titre de remarque, on pourrait noter que les pratiques qui, dans le monde asiatique, correspondent le plus à notre "sadisme" sexuel, illustrent très bien notre thèse ; puisque la souffrance du corps y apparaît parfois comme quasiment superflue. Ce qui compte, c'est qu'autrui soit réduit à la posture de soumission, et qu'il s'en rende compte dans son humiliation. Par conséquent, une fois qu'autrui sera (par exemple) totalement ligoté, à ma merci, réduit à l'état de choses dont je pourrais faire ce que bon me semble... le but est atteint. A quoi servirait de passer à l'acte ?]

"Soul in bondage " : une toile d'Elihu Vedder, un peintre symboliste américain (1836-1923)

Ou, en moins culturel... (que c'est difficile de trouver des illustrations pédagogiques pour ce cours !)

On peut examiner la réciproque de notre thèse dans le masochisme. Inspiré des romans (et des pratiques) de Leopold von Sacher-Masoch, un écrivain autrichien du XIX°siècle. Ce qui est désiré dans les pratiques masochistes, ce n'est plus sa soumission... mais l'inverse : sa domination ! Ou, pour le dire autrement, ce qui est le support du plaisir, c'est ma propre soumission à l'autre. C'est l'idée des fameux "pactes de soumission" établis par Sacher-Masoch, par lesquels un individu s'engage à se soumettre totalement aux injonctions d'un autre individu. Là encore, ce n'est pas la souffrance physique qui est en cause : le fait d'infliger à autrui (qu'autrui m'inflige) une douleur n'a de sens que dans la mesure où cela manifeste, accomplit ma propre soumission. En d'autres termes, la pratique masochiste n'a de sens qu'entre individus conscients : c'est parce que je suis humillié par l'autre, et parce que l'autre est conscient de sa domination et de ma soumission... qu'il y a plaisir. D'où le fait que, dans les romans de Sacher-Masoch, il soit (contrairement à ce qu'il se passe dans les écrits de Sade...) peu question directement de maltraitance physique. Ce qui compte, c'est le rapport spirituel à l'autre. Une pratique masochiste est bien une pratique éminemment spirituelle... dans la mesure où elle n'a de sens qu'entre individus dotés d'un esprit, d'une âme, d'une conscience. La conscience de la domination et la conscience de l'humiliation se répondent, dans un dialogue des âmes qui fonde la dimension spirituelle de la sexualité.

Avec une illustration du grand Gustav Klimt ! (lequel a d'ailleurs dessiné des BD érotiques)

Bien. Il semble donc que l'on puisse considérer comme acquis le fait que, dans le désir de l'autre, ce n'est pas seulement, ce n'est pas d'abord le corps qui est visé. C'est bien la conscience de l'autre qui est engagée dans le désir d'autrui. Mais il nous reste maintenant à déterminer ce qui, dans la conscience de l'autre, est l'objet du désir. Car, cette fois, il serait sans doute un peu réducteur de limiter notre analyse au seul champ du désir sadomasochiste ! Que tout désir d'autrui, désir sadomasochiste compris, s'oriente vers la conscience de l'autre, soit ; mais on ne doit pas en déduire que tout désir d'autrui va y chercher ce qu'y cherchent les pratique sadomasochistes...

Quel est donc "l'objet" du désir d'autrui ? Nous savons que cet objet appartiendra à l'espace spirituel, à l'âme d'autrui. Mais nous ne savons pas encore ce qu'il est. Pour le découvrir, nous avons pris appui sur l'analyse de ce système de "captation" du désir qu'est le système publicitaire.  Pour une analyse (philosophique) de cette publicité, vous pouvez consulter le prof de philo de l'aile sud : par exemple, ici : http://www.eyssette.net/ethique-et-philosophie-morale-bonheur-et-desir/132.

Les messages publicitaires n'ont pas pour fonction de créer le désir (ils ne le peuvent pas : un être sans désir serait imperméable aux messages publicitaires), mais de le "capter" : c'est-à-dire qu'ils doivent récupérer un désir de l'individu pour le réorienter vers un objet déterminé : l'objet pour lequel il s'agit de faire de la "réclame". Or sur quoi repose cette captation ? Comment expliquer qu'un individu puisse de mettre à désirer un objet qu'il ne désirait pas ?

Il faut évidemment que cet objet permette de satisfaire, de façon directe ou indirecte, le désir qu'il désire vraiment. Si l'objet de la publicité ne permettait pas d'obtenir une forme de "satisfaction" du désir qu'il capte... il ne parviendrait tout simplement pas à le capter !

Quel est donc le désir que le message publicitaire cherche à capter ? Quel est le désir auquel il prétend pouvoir donner satisfaction ? Il n'est pas très difficile de voir que le désir qui est en cause dans l'écrasante majorité des messages publicitaires, c'est le désir de l'autre. Analysons ce phénomène éminemment publicitaire qu'est la "mode". Sur quoi repose la mode ? Sur le fait de faire en sorte que l'individu désir un objet, non parce qu'il le trouve beau, mais parce que les autres le trouvent beau. "C'est à la mode", signifie, non pas :" je trouve cet objet beau", mais "actuellement, la majorité des individus s'accordent à trouver cet objet désirable". Mais comment expliquer le fait que l'individu se mette à désirer... ce que désirent les autres ? En quoi le fait que les autres désirent un objet peut-il me conduire à le désirer moi aussi

Si je désire l'objet que les autres désirent, ce n'est pas "pour faire comme tout le monde" : c'est tout simplement parce que le fait de posséder cet objet du désir me permettra de devenir moi-même, en tant que détenteur de l'objet, un objet de désir pour les autres. Si je possède le vêtement dont le système publicitaire m'informe que tous les autres le trouvent désirable, alors je deviendrai moi-même désirable en portant ce vêtement.

En d'autre termes : si je désire l'objet du désir des autres, c'est parce que je veux moi-même devenir l'objet de leur désir. Ce que je désire, c'est être désiré. En d'autres termes : ce que je désire chez l'autre... c'est son désir.

Cette logique "réflexive" du désir apparaît particulièrement bien à l'adolescence, époque à laquelle le désir est susceptible de se fixer sur des objets qui n'ont rigoureusement aucun intérêt par eux-mêmes, et dont la seule qualité est d'être posé comme l'objet du désir collectif. Dans les années 90, les collégiens s'arrachaient à prix d'or des baskets de plus en plus absurdes, dotées de caractéristiques absolument inutiles, pour la simple raison que le système publicitaire parvenait à orienter le désir de masse vers ces objets. Posséder l'objet, c'était devenir quelqu'un ; s'approprier l'objet du désir, c'était devenir soi-même objet d'admiration, voire d'amour : devenir l'objet du désir.

Dans les années 90, le critère de hiérarchisation des collégiens semblait parfois bien prêt de se résorber dans le critère monétaire d'évaluation de la basket ; ci-dessus, les basket absurdes qui firent fantasmer pas mal de collégiens dans les années 90 : les "pump".

Ce que met en lumière cette logique publicitaire, c'est donc la logique interne du désir humain en tant que désir de l'autre. Ce que je désire chez l'autre, ce n'est pas son corps ; c'est bien quelque chose qui appartient à son esprit, à son âme. Ce que je désire chez l'autre, c'est son désir. 

L'objet du désir de l'autre, c'est de devenir l'objet de son désir. Ce que l'homme désire face à l'autre, c'est capter son désir, être désiré par lui. Ou encore (c'est toujiurs la même chose) : le désir de l'autre est désir du désir de l'autre.

Pour revenir à la publicité, on comprend donc que n'importe quel objet, même le plus inepte, soit susceptible de devenir objet du désir : il suffit qu'un système de communication parvienne à me présenter un type d'objets, non comme l'objet de mon désir (logique des vieux messages publicitaires du genre "la maison de vos rêves"... il est toujours  très compliqué de persuader un individu qu'il désir une chose qu'en réalité il ne désire pas), mais comme l'objet du désir des autres individus. C'est beaucoup plus facile, c'est beaucoup plus efficace.

Car le désir de l'autre (le désir du désir de 'lautre) est, selon le psychanalyste français Jacques Lacan (dont toutes les formules précédentes sont directement inspirées), le désir de l'autre comme désir du désir de l'autre, comme désir d'être désiré, comme "désir de reconnaissance"... est le désir le plus fondamental du sujet humain.

Affiche du film Les ailes du désir, de Wim Wenders.

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