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Le paradoxe du devoir

Au paradoxe du bonheur répond un paradoxe du devoir. Mais commençons par définir ce terme. Un devoir, c'est un impératif moral, un commandement de la morale. Et la morale, c'est le système de valeurs qui :

     a) différencie le bien du mal

     b) prescrit de choisir et de faire le bien.

 

Il s'agit bien d'un système, et non d'un "tas" de règles morales, car on peut exiger des normes qui composent un code moral qu'elles soient cohérentes entre elles : une morale ne peut pas à la fois nous commander de faire quelque chose... et nous interdire de faire ce qui serait nécessaire pour l'accomplir. "Le" devoir désigne donc tout ce que la morale nous commande de faire.

Le fait même que l'on puisse parler de "la" morale plutôt que d'une morale nous indique déjà un problème sur lequel vous êtes  (je suppose) en train de travailler de votre côté : celui qui concerne la possibilité d'une pluralité de morales. Porter un jugement moral, n'est-ce pas toujours se réclamer de LA morale, une, intemporelle et universelle ? Mais je laisse cela de côté pour le moment.

Il y a donc un lien de réciprocité entre devoir et morale : faire notre devoir est moral, et être moral est un devoir. Bien. Mais cela implique-t-il que tout individu qui "fait son devoir" soit moral ?

Tout dépend de ce que l'on appelle "faire son devoir". Accomplir son devoir, cela semble d'abord désigner le fait d'agir coformément à notre devoir, c'est-à-dire conformément à ce que la morale commande. Mais suffit-il d'agir conformément à notre devoir pour être moral ? Prenons un exemple. La morale me commande de venir au secours des plus démunis. Un politicien en période électorale invite des journalistes à assister à une cérémonie durant laquelle il lègue une partie de sa fortune à quelques SDF sélectionnés pour l'occasion. Au sens strict, cette action est conforme au devoir (le politicien vient en aide financièrement à des individus démunis) ; mais peut-on pour autant qualifier cette démarche de morale ?

Ce qui nous gène dans cet exemple, c'est évidemment que le politicien en question semble agir, non dans l'intérêt d'autrui, mais pour son intérêt à lui. S'il vient en aide aux plus démunis, ce n'est ni par solidarité, ni par générosité, ni par bienveillance, mais par intérêt. Ce qui détrit totalement la dimension "morale" de son geste.

Bien. Il nous faut donc rectifier notre précédent énoncé. Pour être moral, il ne faut pas seulement agir conformément à notre devoir ; il faut que notre soit accomplie, non par intérêt, mais par devoir ; c'est-à-dire qu'elle doit être accomplie parce que le devoir le commande, et rien d'autre.

Tout ceci semble être évident. mais le paradoxe apparaît si nous prenons un autre exemple. Supposons un individu qui, d'un naturel généreux, prend plaisir à répandre la joie autour de lui ; rien ne lui fait plus plaisir que de lire la joie dans les yeux de ceux auxquels il vient en aide. Voici donc venir l'individu vertueux : celui qui pourrait dire, à chaque fois que quelqu'un le remercie pour ses dons et son aide : "ne me remerciez pas, cela me fait plaisir."

Le problème avec le vertueux, c'est que si ce qu'il dit est vrai... alors il n'est pas plus moral que notre précédent politicien ! Pourquoi cet individu vient-il au secours de son prochain ? Par plaisir. Cela lui fait plaisir d'agir conformément au devoir. Mais dans ce cas, en quoi est-il moral ? Cet individu n'agit pas par devoir, mais par plaisir. La raison pour laquelle il vient en aide aux autres, ce n'est pas que "le devoir le lui commande", mais parce que cela le rend heureux. Or il n'y a rien de proprement moral dans le fait de faire ce qui nous rend heureux (sauf peut-être pour Alain... mais c'est une autre histoire !). Rien ne différencie véritablement le politicien de notre vertueux : tous deux agissent conformément au devoir ; tous deux agissent par convenance personnelle. Aucun des deux n'agit "par devoir" : aucun des deux n'est donc... moral.

"Science et Charité" : une toile de... Pablo Picasso !

Tel est donc le paradoxe du devoir : plus je suis vertueux, et moins je suis moral ! [Attention : cet énoncé ne vaut que POUR les actions conformes au devoir ; il est évidemment plus moral d'être vertueux que de faire des actions non conformes au devoir : là; je deviens immoral, ce qui n'est pas le cas du vertueux]. Puisque plus je suis vertueux, et plus j'agis par plaisir en agissant conformément au devoir. Or plus j'agis par plaisir, et moins j'agis par devoir. En d'autres termes, plus je prends plaisir à l'accomplissement de mon devoir, moins je suis moral.

Cette distinction de l'action "conforme au devoir" et de l'action effectuée "par devoir" est une distinction classique dans toute laphilosophie du devoir ; on la doit notamment à Kant, sur lequel nous avons pris appui en cours pour l'expliciter ; je recopie le texte ci-dessous :

Être bienfaisant quand on le peut est un devoir, et il y a en outre bien des âmes qui sont si disposées à la sympathie que, même sans autre motif relevant de la vanité ou de l'intérêt, elles trouvent une satisfaction intérieure à répandre la joie autour d'elles et qu'elles peuvent se réjouir du contentement d'autrui, dans la mesure où il est leur œuvre. Mais je soutiens que, dans un tel cas, une action de ce genre, si conforme au devoir, si digne d'affection soit-elle, n'a pourtant aucune valeur morale, mais qu'elle va de pair avec d'autres inclinations, par exemple avec le penchant pour les honneurs, lequel, si par bonheur il porte sur ce qui est en fait en accord avec l'intérêt commun et la conformité avec le devoir, par conséquent sur ce qui est honorable, mérite des louanges et des encouragements, mais non point de l'estime; car à la maxime fait défaut la teneur morale, telle qu'elle consiste en ce que de telles actions soient accomplies, non par inclination, mais par devoir.

(Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs, 1785)

La moralité exige donc que nous agissions, non par inclination, mais par devoir ; celui qui commet par inclination une action conforme au devoir (le vertueux) n'est donc pas, à proprement parler, moral. Or de ce principe découle une conséquence importante pour l'articulation du devoir, de la morale et du bonheur. C'est que la moralité s'oppose intrinsèquement au bonheur humain.

 

 

 En effet, le bonheur est l'état dans lequel tous mes désirs sont satisfaits ; or Kant nous enseigne que si j'effectue une action conforme au devoir par désir, elle cesse d'être morale. Il semble donc impossible qu'un acte me conduise à la fois vers le bonheur et vers la moralité. Pour dire les choses autrement, il semble bien que pour que mon action soit véritablement morale, il faut qu'elle s'oppose ou résiste de quelque manière à mes désirs

 

 

La notion de devoir sert donc bien de point d'articulation entre bonheur et morale, qu'il relie tout en les opposant : si j'agis conformément au devoir par désir, je tends à être heureux ; mais si j'agis conformément au devoir par devoir, je tends à être moral.

Pour conclure sur ce point, on peut tenter de compléter notre tableau en nous demandant ce qu'il en est de l'action qui n'est pas conforme au devoir. Que dire de celui qui agit de façon non conforme au devoir ? Les choses sont simples : si j'agis de façon contraire à ce qu'exuge mon devoir par désir, je suis tout simplement immoral. Lorsque je préfère satisfaire mes désirs plutôt que mon devoir (par exemple : en détournant des fonds publics), je suis immoral. Reste un dernier cas de figure : que dire de celui qui agirait contrairement au devoir... par devoir ? Celui qui penserait sincèrement se soumettre au devoir... mais en se trompant sur ce qui constitue réellement son devoir ?

 

L'enfer pourrait-iol être pavé de bonnes intentions ?

Ici, la réponse de Kant est simple : ce cas de figure... n'existe pas. Si nous cherchons sincèrement à connaître notre devoir, nous le trouvons. Nous trouvons ici une thèse que nous retrouverons bientôt chez Rousseau (lequel a d'ailleirs influencé Kant) : il nous est toujours possible de connaître notre devoir. Chez Kant, c'est la raison qui nous indique notre devoir (mais je n'entre pas dans le détail de son argumentation cette année ; ceux qui seraient intéressés peuvent aller jeter un oeil au cours de l'année précédente (cf. grand B) : http://garandel.e-monsite.com/rubrique,cours-du-09-09-09,226042.html). Chez Rousseau, ce sera notre conscience morale.... mais ceci, ce sera pour le chapitre suivant !

 

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